1. C’est une période difficile pour les élus nationaux.
En 2024, un nombre record d’électeurs ont exercé leurs droits démocratiques en Asie et, dans de nombreux cas, ont utilisé les urnes pour sanctionner les gouvernements en place qui, selon eux, n’avaient pas été à la hauteur. Dix démocraties régionales ont tenu des élections présidentielles ou législatives, dont trois des plus importantes : l’Inde, l’Indonésie et le Japon. S’il y avait un dénominateur commun entre ces votes, c’est qu’il y a des limites à la patience des citoyens envers leurs gouvernements.
En Inde, les électeurs ont créé la surprise en donnant au parti Bharatiya Janata de Narendra Modi une marge de victoire beaucoup plus faible que lors des élections précédentes. Au Japon, les électeurs ont exprimé l’ampleur de leur frustration face aux multiples scandales du Parti libéral-démocrate, forçant le nouveau premier ministre, Ishiba Shigeru, à travailler avec ses partenaires de coalition pour faire avancer ses politiques.
Dans deux pays d’Asie du Sud, l’attitude hostile aux élus nationaux était encore plus prononcée. Les Sri-Lankais ont écarté les élites politiques historiques lors des élections présidentielle et législatives.
Le retournement de situation le plus spectaculaire a eu lieu au Bangladesh. Sheikh Hasina, première ministre de longue date sortante, a remporté haut la main les élections générales de janvier 2024, après avoir emprisonné ou neutralisé les membres de l’opposition. Cependant, six mois après le début de son nouveau mandat, des manifestations citoyennes l’ont forcée à s’exiler, mettant fin à 15 ans de règne. Le pays étant désormais géré par un gouvernement intérimaire, les Bangladais pourraient bientôt avoir l’occasion d’élire le prochain dirigeant.
Les élections de l’Assemblée nationale en Corée du Sud en avril ont donné lieu à une victoire écrasante de l’opposition, aggravant le blocage législatif qui était l’une des raisons invoquées par le président Yook Seok Yul pour proclamer la loi martiale début décembre. Bien qu’il ait été forcé de rapidement faire marche arrière, les dommages – à la politique intérieure et aux relations extérieures de la Corée du Sud – se répercuteront pendant une bonne partie de 2025.
Malgré tous les discours mondiaux sur l’autoritarisme rampant et la domination des partis uniques, plusieurs millions d’électeurs en Asie se sont rendus aux urnes pour défier les élus sortants, s’orienter vers un nouvel avenir et demander des comptes.
2. Le « libre-échange » est de moins en moins libre.
L’expérience du Canada est une excellente étude de cas : elle révèle la façon dont les gouvernements ont dû composer avec un environnement commercial mondial changeant marqué par le protectionnisme, le nationalisme économique et l’augmentation des tensions géopolitiques.
D’une part, Ottawa a redoublé d’engagement à l’endroit d’un commerce réglementé et de haut niveau pendant sa présidence de la Commission de l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) en 2024. Le gouvernement fédéral a conclu un accord de partenariat économique global (APEG) avec l’Indonésie et a annoncé qu’il lancera les discussions sur l’accord de libre-échange avec les Philippines en 2025.
En revanche, cet optimisme a fait face à un contexte plus sombre. L’année 2024 a vu une montée du nationalisme économique agressif. Le retour notable de Donald Trump à la présidence des États-Unis – et sa menace d’imposer des droits de douane de 25 % au Canada et au Mexique, et de 10 % supplémentaires sur les importations chinoises – a créé une onde de choc au Canada. Soudain, une renégociation de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique est à nouveau envisagée et, avec elle, un délicat exercice d’équilibre pour le Canada : gérer ses relations commerciales essentielles avec Washington tout en préservant la liberté de poursuivre un commerce libre et fondé sur des règles avec d’autres pays.
La gestion combinée complexe de la politique industrielle et des préoccupations de sécurité nationale a également influencé le commerce mondial en 2024. En septembre, le Canada a lancé des consultations sur les mesures de sécurité économique, notamment en raison des inquiétudes persistantes concernant la surcapacité chinoise, le vol de propriété intellectuelle et les énormes subventions. L’imposition par le Canada d’un droit de douane de 100 % sur les véhicules électriques chinois a été un geste très médiatisé.
L’année s’est terminée sur une vague de signaux mitigés : le Canada a célébré sa présidence du PTPGP et la conclusion d’accords commerciaux dans la région indo-pacifique, tout en se confrontant à un libre-échange de moins en moins libre. En coulisses, de nombreux pays ont adopté la stratégie « Chine plus un » et diversifié leurs chaînes d’approvisionnement pour réduire leur dépendance à l’égard de Beijing. D’autres se sont tournés vers des économies de « connexion » comme le Mexique, la Malaisie et le Vietnam, dont le volume croissant des échanges commerciaux a contribué à maintenir la stabilité des statistiques commerciales mondiales en 2023 et 2024, du moins en apparence. La longévité de ces partenariats est toutefois incertaine à la lumière de la réélection de Donald Trump.
Pour le Canada, la principale leçon de 2024 est qu’il ne sera pas facile de maintenir sa réputation durement acquise de champion du commerce dans le respect des règles. Ottawa doit naviguer entre le poids du nationalisme économique américain, les exigences de diversification au-delà de la Chine et le désir de faire respecter les principes du commerce libre et équitable. L’ordre économique mondial est en train de changer, et tout le monde – y compris le Canada – doit s’adapter.
3. L’Asie et l’Europe sont plus étroitement liées que jamais.
Les pays indo-pacifiques et euro-atlantiques, autrefois considérés comme très différents et faisant face à des défis distincts, se sont entremêlés de manière surprenante.
Lors de son sommet à Washington en juillet, l’OTAN a décrit la Chine comme une « facilitatrice décisive » de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. L’exemple le plus marquant de ce nouveau lien est peut-être le renforcement des partenariats de la Russie avec la Chine et la Corée du Nord. Moscou et Pyongyang ont renouvelé leur pacte de défense de l’époque de la Guerre froide et, dans un geste qui a stupéfié les experts, les troupes nord-coréennes se sont déployées pour combattre aux côtés des forces russes en Ukraine.
Les démocraties indo-pacifiques telles que le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et les Philippines ont mieux compris comment les événements en Europe pouvaient changer leur propre environnement de sécurité. Beaucoup d’entre elles ont déjà soutenu l’Ukraine, lui fournissant une aide économique et humanitaire et, dans certains cas, renforçant leur coopération en matière de défense avec les membres de l’OTAN. En 2024, ce soutien n’était plus purement symbolique : le fait d’un État autoritaire modifie les frontières par la force a trouvé un écho dans la région indo-pacifique, où les différends maritimes et les conflits potentiels dans le détroit de Taïwan sont importants.
Pour Ottawa, dont la stratégie pour l’Indo-Pacifique vise à renforcer ses interventions en Asie, ces événements ont exigé une cohérence des politiques sur plusieurs théâtres d’opérations. Le Canada ne peut plus considérer ses politiques indo-pacifiques comme étant séparées des autres. Ses engagements au sein de l’OTAN, sa Politique étrangère pour l’Arctique récemment publiée et ses partenariats en matière de défense se recoupent dans un paysage géopolitique où la sécurité de l’Europe et la stabilité de l’Asie sont liées. Les appels se multiplient pour que le Canada augmente ses dépenses de défense et veille à ce que sa position dans la région indo-pacifique soit conforme à ses obligations au sein de l’OTAN et aux efforts visant à maintenir la souveraineté et la stabilité dans l’Arctique.
Les événements de 2024 ont clairement montré que l’architecture de sécurité mondiale n’est pas tout à fait cloisonnée. Tant la géopolitique que la planification des politiques doivent s’adapter à une nouvelle ère où une crise dans une partie du monde peut rapidement déborder sur une autre.
4. L’ingérence étrangère est une menace persistante et en évolution.
L’année 2024 devait être une année charnière pour lutter contre l’ingérence étrangère au Canada. L’Enquête publique sur l’ingérence étrangère dans les processus électoraux et les institutions démocratiques fédéraux a été lancée à la fin janvier. Les conclusions éclaireront un rapport final visant à fournir un plan directeur sur la façon dont tous les segments de la société canadienne peuvent se protéger. Ce rapport devait être achevé à la fin 2024, mais a été retardé et sera rendu public au début de 2025.
Une grande partie des renseignements partagés sur la Chine lors des audiences publiques était déjà connue grâce à une suite de fuites et de reportages en 2022 et 2023. Mais un rapport du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement publié en milieu d’année a fait l’effet d’une bombe : des « renseignements troublants » laissent suspecter que « certains parlementaires » – le rapport ne précise pas qui ni combien – sont « des participants mi-consentants ou volontaires aux efforts d’ingérence des États étrangers dans la politique [de notre] pays ».
Plus importante encore est la nouvelle sur l’Inde. De nouveaux détails ont été révélés, notamment au sujet de l’implication présumée de représentants diplomatiques indiens dans le meurtre du citoyen canadien Hardeep Singh Nijjar en juin 2023. En décembre, il a été indiqué que le gouvernement indien pourrait également avoir tenté de faire échouer les efforts d’un maire de l’Ontario pour gagner la course à la chefferie du Parti conservateur en 2022.
Lorsque 2024 a commencé, les Canadiens espéraient que, d’ici la fin de l’année, ils auraient une meilleure compréhension de la nature et de l’ampleur de l’ingérence étrangère au Canada, et des solutions pour y remédier. Au lieu de cela, les nouveaux renseignements et les révélations de la dernière année laissent à penser qu’il y a encore beaucoup à découvrir.
5. L’IA et les technologies émergentes accéléreront le changement et introduiront de nouveaux risques.
Pour le Canada et de nombreux pays d’Asie, 2024 a mis en évidence la nécessité d’investir dans des cadres de gouvernance de l’IA, à l’échelle nationale et internationale. Pour ce faire, il va falloir renforcer les capacités réglementaires, financer la recherche publique sur le développement de l’IA éthique et travailler avec les alliés pour établir des normes qui découragent les abus. Il faut également reconnaître que l’IA n’est pas un outil neutre; elle peut amplifier les inégalités, renforcer l’ingérence étrangère et saper la confiance dans les institutions publiques si elle n’est pas gérée avec soin.
La leçon à tirer est claire : l’IA et les autres technologies de pointe façonneront les questions géopolitiques, économiques et sociales de la prochaine décennie. La capacité des États, des entreprises et de la société civile à établir des garde-fous et des normes qui canalisent l’innovation dans une direction positive influencera le type d’impact que l’IA produira.
Si 2024 nous a appris quelque chose, c’est que nous vivons à une époque où la complaisance est coûteuse et où l’adaptabilité est primordiale. La seule certitude est que les changements perturbateurs se poursuivront, tout comme la nécessité d’un leadership réfléchi, stratégique et axé sur les valeurs dans un monde en évolution rapide.
- Sous la direction de Ted Fraser, rédacteur en chef, FAP Canada.