L’économie du Bangladesh plombée par la dette, les troubles et les relations tendues avec l’Inde

Student protesters in Bangladesh

L’administration intérimaire du Bangladesh est confrontée à la tâche monumentale de rétablir la paix et l’ordre, de faciliter le retour à la démocratie et de relancer une économie en difficulté. Pour y parvenir, l’administration, dirigée par le lauréat du prix Nobel d’économie Muhammad Yunus et composée de leaders étudiants, de militants des droits, d’avocats, de professeurs et d’autres membres de la société civile, doit relever des défis internes, tels qu’une inflation et un chômage élevés, et faire face aux tensions croissantes avec l’Inde, un voisin qui borde le Bangladesh sur trois côtés et qui est depuis longtemps un partenaire crucial en matière d’économie, de sécurité et de développement.  

Les troubles politiques au Bangladesh ont également attiré l’attention des poids lourds régionaux que sont l’Inde et la Chine, qui souhaitent étendre leur domination stratégique et économique dans la région. Le départ de la première ministre bangladaise Sheikh Hasina devrait également inciter d’autres grands acteurs internationaux, tels que les États-Unis et l’Union européenne, à s’engager davantage, eux qui critiquaient les tendances de plus en plus autoritaires de Mme Hasina.

L’héritage de Hasina : une croissance élevée, mais une économie dans la tourmente

Sous le mandat de Sheikh Hasina, qui a duré 15 ans, le Bangladesh est passé de l’un des pays les plus pauvres du monde à un pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure en 2015, avant de dépasser le PIB par habitant de l’Inde en 2020. Avec un taux de croissance annuel moyen de 6,6 % au cours de la dernière décennie, Dacca a réduit son taux de pauvreté de 41,5 % en 2006 à 18,7 % en 2022. Cette croissance axée sur les exportations, alimentée principalement par l’industrie du prêt-à-porter et soutenue par des envois de fonds et de grands projets d’infrastructure, s’est toutefois accompagnée d’une augmentation des inégalités économiques, du chômage des jeunes, d’une dette extérieure croissante et d’allégations de corruption rampante au sein du gouvernement.

Les lacunes politiques, telles qu’une dépendance excessive à l’égard du secteur du prêt-à-porter, une création d’emplois inadéquate et de lourdes dépenses d’infrastructure, ont contribué aux malheurs économiques du Bangladesh. En outre, l’économie a été gravement touchée par le « double choc » de la pandémie de COVID-19 et de la guerre en Ukraine. L’escalade des prix des carburants et des denrées alimentaires, provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, a considérablement réduit les réserves de change de Dacca.

En outre, l’économie du Bangladesh a subi des pertes estimées à 10 G$ US lors des récents troubles qui ont conduit à l’éviction de Mme Hasina. Le secteur du prêt-à-porter, qui représente plus de 80 % des exportations du pays et environ 11 % de son PIB, a subi des pertes quotidiennes d’environ 150 M$ US en raison de la perturbation des chaînes d’approvisionnement et des opérations causée par les couvre-feux, les coupures de communications et la violence. Les usines fournissant les grandes marques occidentales telles que H&M et Zara ont été temporairement fermées. Le port de Chittagong, par lequel transite plus de 90 % du commerce international du pays, a également connu des perturbations majeures. Bien que le port ait rouvert un jour après l’éviction de Mme Hasina, le retour à la normale a été lent, ce qui a entraîné des retards dans l’acheminement des marchandises.

Le gouvernement intérimaire s’efforce de relancer une économie en difficulté

Le Bangladesh est confronté à un taux d’inflation de 11,6 % — son plus haut niveau depuis 12 ans — l’inflation des denrées alimentaires atteignant le taux record de 14,1 %. La croissance du PIB réel du pays a ralenti à 4,8 % au cours du premier semestre de l’exercice 2024, contre 5,8 % en 2023 et 7,1 % en 2022. 

Le gouvernement intérimaire s’efforce à présent d’instaurer la stabilité, de stimuler la croissance et de restaurer la confiance des créanciers et des investisseurs. Pour ce faire, il a chargé un groupe d’économistes de rédiger un livre blanc afin d’évaluer l’état de l’économie et les éventuelles fautes de gestion commises sous le règne de Mme Hasina. Le livre blanc, qui devrait être achevé d’ici le 19 novembre, abordera des domaines critiques tels que l’inflation et l’emploi et examinera les allégations selon lesquelles le régime de Mme Hasina a présenté des données trompeuses pour masquer le déclin économique du pays.  

Pour rétablir la normalité, le gouvernement intérimaire doit garantir la paix et l’ordre, un défi particulièrement difficile à relever en raison de l’escalade des protestations de la  force Ansar — un groupe paramilitaire d’environ six millions de membres — qui réclame la fin d’un congé obligatoire de six mois sans solde tous les trois ans. Le 25 août, des affrontements entre les membres de l’Ansar et des étudiants à Dacca ont fait près de 50 blessés.

Si le rétablissement de l’ordre public est une priorité immédiate, l’administration intérimaire doit également atténuer les tensions économiques sous-jacentes qui ont contribué au ressentiment à l’égard du gouvernement de Sheikh Hasina. Avec une importante population en âge de travailler, le gouvernement doit créer plus d’emplois, se diversifier au-delà du secteur du prêt-à-porter, lutter contre la corruption et renforcer les institutions telles que le système judiciaire et la banque centrale.
 Dans un premier temps, à la mi-août, le gouvernement intérimaire a nommé un nouveau gouverneur de la banque centrale et un nouveau président de la Cour suprême.

Bangladesh student protesters
Un étudiant brandit le drapeau national du Bangladesh lors d’une manifestation visant à demander des comptes et un procès contre la première ministre évincée du pays, Sheikh Hasina, près de l’université de Dacca, dans la capitale, le 12 août 2024. | Photo : Indranil Mukherjee/FAP via Getty Images

Selon les médias, l’administration intérimaire a demandé un prêt supplémentaire de 3 G$ US au Fonds monétaire international, en plus des 4,7 G$ US qu’elle a reçus l’année dernière. En 2023, la dette extérieure du Bangladesh dépassait les 100 G$ US, ce qui portait le coût du service de la dette à des niveaux sans précédent. Bien que la Banque mondiale semble prête à augmenter ses investissements pour soutenir les réformes économiques et la création d’emplois, l’endettement croissant de Dacca a gravement entamé ses réserves de change, qui sont tombées à 20,5 G$ US, soit juste assez pour couvrir trois mois d’importations.

Les tensions avec l’Inde amplifient les difficultés économiques du Bangladesh

Certaines entreprises indiennes, comme Hula Global, transfèrent leur production du Bangladesh vers l’Inde pour le reste de l’année en raison des incertitudes qui règnent dans le pays. Les risques accrus pour les entreprises indiennes au Bangladesh, associés à la montée du sentiment anti-indien suscité par la proximité perçue de New Delhi avec Sheikh Hasina, se sont intensifiés à la suite des inondations de l’État indien de Tripura, dans le nord-est du pays, qui se sont déversées au Bangladesh le 21 août. Les inondations ont déplacé des millions de personnes au Bangladesh, endommagé les infrastructures et les lignes d’approvisionnement, et perturbé les importations de coton vers les usines de confection du pays via le port de Chittagong. En conséquence, les cargaisons de coton risquent maintenant d’être détournées vers les concurrents du Bangladesh, tels que l’Inde et le Vietnam. 

Le gouvernement intérimaire de Dacca a reproché à l’Inde d’avoir libéré l’eau d’un barrage à Tripura sans notification préalable. Le haut-commissaire de l’Inde à Dacca a rencontré M. Yunus, qui a proposé de former un comité de haut niveau pour gérer conjointement les inondations et a exprimé l’espoir de résoudre les différends de longue date sur le partage des eaux des rivières transfrontalières.

Bien que New Delhi ait nié avoir libéré de l’eau du barrage, des manifestations contre l’Inde ont éclaté sur les campus universitaires du Bangladesh, les étudiants scandant des slogans contre l’Inde.   

Entre-temps, l’Inde a exprimé ses inquiétudes quant à la sécurité de son haut-commissariat à Dacca. Le 26 août, les tensions se sont intensifiées. En effet, les ressortissants bangladais en attente de visa ont manifesté devant le centre indien de réception des demandes de visa à Dacca. La plupart des 16 centres de visas indiens au Bangladesh étant fermés en raison des troubles récents et des menaces qui pèsent sur la sécurité, de nombreux Bangladais qui se rendent en Inde pour y faire du tourisme ou y recevoir des soins médicaux se retrouvent sans visa.  

Le sentiment public à l’égard de New Delhi s’est encore enflammé à la suite d’allégations selon lesquelles le coût élevé de l’électricité produite par la société indienne Adani Power Ltd. a entraîné une hausse des tarifs d’électricité locaux. En outre, les modifications apportées en août aux règles indiennes en matière d’exportation ont suscité des inquiétudes au Bangladesh quant à une éventuelle perturbation de l’approvisionnement en électricité. Selon les règles révisées de New Delhi, si une entreprise indienne, telle qu’Adani Power, est confrontée à des défauts de paiement de la part d’un acheteur étranger, elle aurait la possibilité de vendre de l’électricité sur le marché intérieur à partir de ses centrales à charbon en Inde, qui étaient auparavant exclusivement destinées à l’exportation. Dacca doit actuellement au moins 800 M$ US à Adani Power, le plus grand exportateur indien d’électricité vers le Bangladesh. Malgré ces modifications — et les dettes de Dacca — Adani Power a affirmé qu’elle continuerait à fournir de l’électricité au Bangladesh.

De plus, le sentiment anti-indien au Bangladesh risque de persister tant que Sheikh Hasina continuera à trouver refuge en Inde. Le gouvernement intérimaire du Bangladesh a révoqué le passeport diplomatique de Mme Hasina, alors que les appels à son extradition se multiplient. Une demande officielle d’extradition placerait New Delhi, autrefois considéré comme un fervent partisan du gouvernement de Mme Hasina, dans une position difficile. Par ailleurs, le principal parti d’opposition du Bangladesh, le Parti nationaliste du Bangladesh, a exhorté le gouvernement intérimaire à révoquer « tous les accords secrets et injustes » signés avec l’Inde pendant le mandat de Mme Hasina et perçus comme portant atteinte à la souveraineté du Bangladesh. 

Le régime de Mme Hasina a renforcé les liens entre Dacca et New Delhi en répondant aux préoccupations de l’Inde concernant le militantisme transfrontalier, en protégeant la minorité hindoue du Bangladesh et en limitant l’influence des adversaires de l’Inde comme la Chine et le Pakistan, mais l’avenir des relations bilatérales reste toutefois incertain. Cependant, quelques semaines après l’éviction de Mme Hasina, les relations bilatérales, bien qu’ébranlées, restent relativement stables. M. Yunus a rassuré le premier ministre indien, Narendra Modi, quant à l’engagement de son gouvernement à protéger les hindous bangladais, qui ont fait l’objet de graves menaces depuis le départ de Mme Hasina. M. Modi a également abordé la question avec le président américain Joe Biden.

Le Bangladesh, en proie à des difficultés économiques, ne peut se permettre une discorde prolongée avec son principal marché d’exportation en Asie, son principal fournisseur d’énergie et un voisin qui partage la quasi-totalité de ses frontières terrestres.  Cette situation limite la capacité de Dacca à s’orienter vers des puissances concurrentes telles que la Chine. Pour l’Inde également, la géographie du Bangladesh revêt une importance stratégique car elle permet de maintenir la connectivité entre l’Inde continentale et ses États du nord-est, tout en servant de porte d’entrée vers l’Asie du Sud-Est.

La voie à suivre pour le Bangladesh 

La voie du redressement du Bangladesh est compliquée par l’intensification des rivalités entre grandes puissances dans la région et au-delà. La montée des tensions avec l’Inde pourrait pousser Dacca à se rapprocher de Beijing — son principal partenaire commercial et un investisseur majeur dans les projets d’infrastructure — mais jusqu’à présent, la Chine s’est montrée prudente dans sa réponse aux troubles qui ont secoué le Bangladesh. Bien que Beijing ait été perçue comme proche du gouvernement de Sheikh Hasina, la Chine a salué l’administration intérimaire de Dacca et promis une coopération en matière de développement économique. Toutefois, les médias d’État chinois ont insinué l’implication de puissances étrangères, telles que les États-Unis, dans l’éviction de Mme Hasina. Peu avant son départ, Mme Hasina s’est rendue à Beijing dans l’espoir d’obtenir un prêt de 5 G$ US , mais elle est revenue avec un programme d’aide de seulement 137 M$ YS. 

Comme la Chine semble réticente à faire des concessions à des pays criblés de dettes comme le Bangladesh, elle est également confrontée à une nouvelle concurrence de la part d’autres grandes puissances économiques, notamment l’Union européenne, le Japon et les États-Unis, qui sont tous des partenaires clés de Dacca en matière de commerce et de développement. Washington, qui avait critiqué l’autoritarisme rampant de Mme Hasina, devrait renouer avec Dacca après le départ de cette dernière et le retour potentiel du pays à la démocratie. Les États-Unis sont le premier pays destinataire des exportations du Bangladesh. 

Le Canada est également l’une des principales destinations des marchandises bangladaises, en particulier des textiles et des vêtements, de grandes entreprises canadiennes telles que la Compagnie de la Baie d’Hudson et Lululemon s’approvisionnant au Bangladesh. Le Bangladesh est quant à lui le quatrième marché d’exportation pour les légumineuses canadiennes. En outre, Ottawa est un partenaire clé en matière de développement. 

Néanmoins, les troubles politiques au Bangladesh ont suscité l’inquiétude des entreprises mondiales qui cherchent à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement à partir de la Chine, dans un contexte d’escalade de la concurrence géopolitique et économique entre Beijing et l’Occident. En tant que centre de production émergent pour ces entreprises, un retour rapide à la stabilité économique et politique au Bangladesh est crucial pour assurer la résilience des chaînes d’approvisionnement mondiales. 

Le chemin à parcourir par le Bangladesh est semé d’embûches, notamment la nécessité de restaurer la confiance des investisseurs étrangers et des partenaires de développement. S’il est essentiel d’ouvrir la voie à des élections libres et équitables, le pays devra peut-être attendre que la stabilité soit totalement rétablie. Dans l’intervalle, le Bangladesh doit également adopter de vastes réformes et mettre en place des institutions solides pour soutenir sa trajectoire de croissance.
 

Édité par Ted Fraser, éditeur principal, et Vina Nadjibulla, vice-présidente, Recherche et stratégie, Fondation Asie-Pacifique du Canada.

Suvolaxmi Dutta Choudhury

Suvolaxmi Dutta Choudhury est gestionnaire de programme pour l’Asie du Sud au sein de la FAP Canada. Elle est titulaire d’une maîtrise en politique internationale de la Jawaharlal Nehru University (Inde). Ses recherches portent sur les droits de citoyenneté, la migration, le nationalisme, les conflits ethniques et la gouvernance démocratique en Inde.

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Suyesha Dutta est chercheuse-boursière au sein de l'équipe Asie du Sud de la Fondation Asie Pacifique. Elle a obtenu une maîtrise en Études modernes de l'Asie du Sud à l'Université d'Oxford et une licence à l'Université de Colombie britannique, avec une double spécialisation en Histoire et en Études européennes modernes. Ses recherches portent sur la violence étatique et la mobilisation politique dans l'Inde postcoloniale.

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Tanya Dawar est chercheuse au sein de l'équipe de l'Asie du Sud à la Fondation Asie-Pacifique du Canada. Elle est titulaire d’une maîtrise en politiques publiques et affaires mondiales de l’Université de la Colombie-Britannique, d’une maîtrise en économie de l’Indian Institute of Foreign Trade et d’un B.Sc. en sciences économiques. en mathématiques (avec distinction) de l'Université de Delhi. 

Les intérêts de recherche de Tanya comprennent le commerce international, les questions environnementales et la politique mondiale.

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