Suivi des élections en Thaïlande : Un scrutin à couper le souffle reflète la demande de changement, mais éveille le spectre de l'incertitude

Picture of a raised hand in a crowd

La quasi-totalité des bulletins de vote ayant été dépouillés lors des élections générales de dimanche en Thaïlande, il est déjà clair que les électeurs souhaitent que le pays s'éloigne des politiques menées par les partis conservateurs, proarmée et royalistes qui ont dirigé le pays depuis 2014.

De nombreux électeurs se sont rangés derrière l'un des deux partis d'opposition : Move Forward (« Aller de l’avant »), un nouveau parti progressiste dont le soutien parmi les jeunes électeurs a contribué à le catapulter à la première place dans le scrutin de dimanche ; et Pheu Thai, un parti populiste qui tire son origine de deux premiers ministres précédents — un frère et une sœur — qui ont été évincés par des coups d'État militaires en 2006 et 2014.

Alors que les partis politiques thaïlandais entament le processus de formation d'une coalition pour former un gouvernement, le monde entier attend de voir comment le nouveau gouvernement revitalisera une économie qui boite encore après la pandémie de COVID-19 et comment Move Forward, le parti qui détient actuellement le plus grand nombre de sièges, ralliera d'autres partis à la réforme d'institutions politiques autrefois intouchables comme l'armée thaïlandaise et la loi sur la lèse-majesté, ou loi sur « l’insulte royale », du pays.

Les résultats en bref

Le taux de participation au scrutin du 14 mai s'est élevé à un peu plus de 75 %, ce qui constitue techniquement un record, mais d’à peine un pour cent de plus que lors des dernières élections de 2019. Le mécontentement à l'égard du premier ministre sortant, Prayut Chan-o-cha, notamment en ce qui concerne son adoption controversée de la loi de lèse-majesté et son élargissement, a été l'un des principaux facteurs à l'origine de cette forte participation.

Bien que le nombre de sièges revendiqués par chaque parti à la Chambre des représentants thaïlandaise, qui compte 500 sièges, puisse encore changer au fur et à mesure que les derniers votes sont comptabilisés, voici où en sont actuellement les cinq premiers partis :

Le parti Move Forward devrait remporter 152 sièges. Le résultat surprenant du parti est remarquable car il s'agit du premier grand parti politique à défendre ouvertement la réforme non seulement de la lèse-majesté, mais aussi de questions telles que le système actuel de conscription militaire. Un expert a déclaré que Move Forward ouvre la porte « à de nouvelles luttes dans la politique thaïlandaise » en portant le « débat à un cran supérieur grâce à une réforme institutionnelle ».

Le parti Pheu Thai devrait remporter 141 sièges. Il a fait campagne sur un message économique populiste promettant, par exemple, de fournir à tous les Thaïlandais âgés de 16 ans et plus environ 400 $ CA (10 000 baht) dans un « portefeuille numérique ». Le parti affirme qu’un tel programme aiderait à stimuler la reprise économique et à promouvoir l’utilisation d’une monnaie numérique soutenue par la Banque centrale de la Thaïlande. 

Le Parti Bhumjaithai occupe la troisième place, avec 70 sièges. Ce parti a été décrit comme « idéologiquement fluide » et il difficile à situer sur l’échiquier politique « gauche-droite ». Il défend le principe de lèse-majesté, ce qui le rapproche des partis les plus conservateurs de Thaïlande. Mais le parti a également été le fer de lance de la légalisation de la marijuana en 2018, une position quelque peu controversée en Thaïlande.

Palang Pracharath, le parti du premier ministre Prayut avant qu’il ne rejoigne un autre parti conservateur, le Parti de la nation thaïlandaise unie, ne devrait obtenir que 40 sièges, ce qui le place à une lointaine quatrième place.

Le Parti de la nation thaïlandaise unie, le nouveau parti de Prayut, occupe la cinquième place, avec 36 sièges.

À surveiller

Coalitions possibles

Aucun parti n'ayant obtenu les 376 sièges nécessaires à la formation d'un gouvernement majoritaire, les principaux partis devront former une coalition. Move Forward et Pheu Thai ont déjà confirmé qu’ils uniraient leurs forces, de même que quatre petits partis : Thai Sang Thai, Prachachart, le Parti  libéral thaïlandais (Thai Liberal Party) et le Parti de la justice thaïlandaise (Thai Fair Party).

Cependant, les 310 sièges combinés de cette coalition ne suffiront toujours pas à atteindre les 376 sièges requis, ce qui signifie qu'elle devra trouver 66 sièges supplémentaires. Le leader de Move Forward et candidat au poste de premier ministre, Pita Limjaroenrat, n’a pas exclu la possibilité de s’associer à Bhumjaithai (même si le parti faisait partie de la précédente coalition gouvernementale), car les 70 sièges de ce parti suffiraient à faire passer la coalition prodémocratique en tête. Pita a en revanche exclu de s'associer au parti Palang Pracharath ou le Parti de la nation thaïlandaise unie, tous deux fermement alignés sur l'armée et défenseurs de la lèse-majesté.

Pita pourrait également tenter d'obtenir le soutien d'au moins 65 des 250 sénateurs thaïlandais. Le soutien des sénateurs est important car les récentes modifications de la constitution thaïlandaise donnent à l'Assemblée nationale, qui comprend le Sénat, le pouvoir d'élire le premier ministre du pays. Mais le Sénat thaïlandais est une sorte de « joker » ; les 250 sénateurs ont été triés sur le volet par les militaires pendant le mandat de Prayut et il pourrait être difficile pour une coalition de compter sur leur soutien. Toutefois, les sénateurs peuvent se sentir poussés par le public à ne pas aller à l'encontre de la volonté de l'électorat. La dernière épreuve pour savoir si Pita et sa coalition ont les voix nécessaires aura lieu en juillet, lorsque la Chambre des représentants et le Sénat se réuniront pour une session commune afin de choisir le prochain premier ministre.

Réforme royale

Historiquement, la monarchie thaïlandaise a été très populaire auprès du public, en particulier sous le règne du roi Bhumibol Adulyadej, décédé en 2016. Depuis la mort de Bhumibol, le soutien du public à la monarchie a chuté à des niveaux historiques, notamment en raison de l'impopularité du roi actuel, Maha Vajiralongkorn. Il est largement considéré comme déconnecté et inapte à gouverner en raison de son mode de vie controversé. Les militants prodémocratie ont également condamné le recours et l'abus de lèse-majesté par l'armée et le gouvernement de Prayut pour faire taire les dissidents politiques.

Mais les questions liées à la réforme de la monarchie pourraient constituer une pierre d'achoppement entre Move Forward et Pheu Thai, qui a largement évité d'aborder le sujet pour ne pas s'aliéner les partisans de la monarchie. Le Pheu Thai estime que ce n'est pas la loi elle-même qui pose des problèmes, mais plutôt son interprétation et son application.

Palang Pracharath et Parti de la nation thaïlandaise unie restent tous deux de fervents partisans de la monarchie et ont affirmé que la modification de la loi de lèse-majesté pourrait conduire à l'abolition de la monarchie. Ces partis soutiennent également le maintien du système de conscription militaire, estimant que les soldats jouent un rôle important dans la société thaïlandaise, non seulement en défendant le pays contre les menaces étrangères, mais aussi en soutenant les citoyens thaïlandais lors des catastrophes naturelles.

Une plate-forme économique populiste occupera-t-elle le devant de la scène ?

Le nouveau gouvernement doit élaborer un plan de relance de l'économie thaïlandaise, qui n'a progressé que de 2,6 % en 2022. Comme indiqué plus haut, le parti Pheu Thai a préconisé une distribution d'argent numérique de 400 $ CA aux Thaïlandais de plus de 16 ans. Mais le parti Move Forward n'a pas adopté cette mesure et certains analystes estiment qu'elle pourrait nuire à l'équilibre budgétaire du pays.

Les deux principaux partis pourraient trouver un terrain d'entente sur l’augmentation du salaire minimum : le Pheu Thai veut le porter à 24 $ CA (600 baht) par jour d’ici 2027 ; le Move Forward propose une augmentation plus modeste et immédiate de 18 $ CA (450 baht) par jour, les augmentations futures étant liées à la croissance et à l'inflation.

Contestations juridiques possibles

Entre-temps, un ancien membre du Parti Palang Pracharath a présenté des allégations selon lesquelles Pita aurait enfreint les lois électorales en détenant des actions dans une société de médias. La constitution thaïlandaise interdit aux détenteurs d’actions et aux actionnaires des sociétés des médias de se présenter aux élections nationales. Pita a nié tout acte répréhensible. Il affirme qu’il ne possède les actions qu’en tant que liquidateur testamentaire de son père. La Commission électorale enquête actuellement sur ces allégations. S’il est reconnu coupable, il pourrait être disqualifié en tant que membre du parlement.

Les analystes continuent de faire le point sur les secousses politiques provoquées par les résultats du scrutin de dimanche, qui représentent un changement radical dans les préférences électorales, en particulier chez les jeunes thaïlandais, mais qui laissent entrevoir des défis importants pour l’avenir, notamment l’apaisement des puissantes institutions qui ont marqué la vie politique thaïlandaise pendant des décennies.

Si, sur le papier, les élections ont montré une nette victoire des partis d’opposition, il n’est pas encore certain que Pita sera choisi comme prochain premier ministre du pays, puisque sa coalition a encore besoin du soutien des membres du Sénat, proche de l’armée. En outre, les actions en justice intentées par les opposants peuvent au mieux retarder son mandat et au pire l’empêcher d’être le prochain premier ministre du pays. Les résultats des élections reflètent également l’évolution des tendances idéologiques en Thaïlande, qui est passée d’une société profondément conservatrice, vouant un grand respect à la famille royale, à une société dominée par le progressisme et un désir évident de changement.

Alberto Iskandar

Alberto Iskandar est chercheur-boursier à la Fondation Asie Pacifique du Canada. Il a obtenu son diplôme de grade de premier cycle à l’Université Simon Fraser, avec une spécialisation en sciences politiques et une mineure en études internationales, et a été diplômé en 2021. Ses recherches portent sur le multilatéralisme en Asie du Sud-Est et dans l’ANASE, le développement durable et les questions liées à la sécurité et à la défense en Asie du Sud-Est. Il a précédemment travaillé en tant que chercheur fonctionnaire à la Communauté de politique étrangère d’Indonésie (Foreign Policy Community of Indonesia).

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