Depuis le mois de mai, les gros titres des médias ont donné un aperçu des violences ethniques, provoquées par des tensions tribales de longue date, qui se déroulent dans l’État indien du Manipur, dans le nord-est du pays. À bien des égards, la situation au Manipur reflète les l'enchevêtrement complexe des tensions tribales, des dommages écologiques et des objectifs de développement dans les six autres États du nord-est de l’Inde : Arunachal Pradesh, Assam, Meghalaya, Mizoram, Nagaland et Tripura. Ces États présentent une combinaison unique de politiques identitaires (chaque État compte une population indigène ou tribale importante), d’insurrections constantes et de vulnérabilités environnementales.
Ensemble, ces États représentent moins de 4 % de la population de l’Inde et seulement 8 % de sa superficie. Cependant, ils jouent un rôle essentiel dans l’objectif du gouvernement indien d’étendre ses activités commerciales aux marchés régionaux, tels que le Bangladesh et l’Asie du Sud-Est continentale, et d’améliorer les relations économiques et culturelles globales, comme le stipule la politique de l’Inde « Agir vers l’Est » (Act East Policy) de 2014.
Jusqu’à présent, le manque de connectivité physique entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est a constitué un obstacle important au développement. Le parti au pouvoir, le Bharatiya Janata Party (BJP), a annoncé une série de projets et d’initiatives de développement visant à transformer le paysage économique régional et à étendre la connectivité nationale via ces sept États. Toutefois, ces projets privilégient souvent une croissance économique immédiate et ignorent les vulnérabilités topographiques et les défis environnementaux propres à cette région. Pour que le développement se poursuive durablement, le gouvernement indien et les gouvernements des États doivent donner la priorité à la résilience climatique, à la préservation des moyens de subsistance locaux et à la protection de l’environnement.
Le nord-est de l’Inde, porte d’entrée vers l’Asie du Sud-Est
L’Inde est reliée à ses États du nord-est par une bande de terre très étroite appelée le corridor de Siliguri, connu familièrement sous le nom de « cou de poule », qui borde le Népal, le Bangladesh et le Bhoutan. Bien que sa proximité avec la Chine le rende vulnérable aux menaces sécuritaires, le corridor a longtemps été le seul lien entre le nord-est de l’Inde et le reste du pays. Le développement du nord-est de l’Inde en tant que porte d’entrée commerciale vers l’Asie du Sud-Est, objectif de la politique « Agir vers l’Est », dépend de l’expansion de la connectivité par d’autres voies que le corridor de Siliguri, qui pourrait offrir des avantages non seulement économiques, mais aussi sécuritaires.
Ces plans de développement ne sont pas sans poser de problèmes. Par exemple, l’État vallonné de Tripura, qualifié de « porte du Nord-Est » par le gouvernement indien, est devenu le centre de plusieurs projets de connectivité en raison de la porosité de sa frontière avec le Bangladesh. En décembre 2022, le BJP a inauguré le programme Grih Pravesh (littéralement « pendaison de crémaillère ») afin d’améliorer les infrastructures de logement dans les zones urbaines du Tripura. De même, dans l’État de Meghalaya, le gouvernement dirigé par le Parti national du peuple (NPP), allié au BJP, a augmenté l’aide financière pour le développement de l’agriculture rurale. Dans l’État voisin du Nagaland, le programme électoral du BJP proposait un programme d’aide spécial pour la région orientale de l’État, historiquement sous-développée.
Il existe plusieurs autres projets visant à construire des infrastructures de connectivité, et tous soulignent les problèmes qui découlent de la poursuite de projets de développement non durables qui ne tiennent pas compte des menaces topographiques et environnementales.
Par exemple, le pont Maitri Setu sur la rivière Feni à Tripura est important d’un point de vue stratégique car il relie le port de Chittagong au Bangladesh tout en offrant une route alternative (au-delà du corridor de Siliguri) pour relier les États du nord-est de l’Inde au reste de l’Inde. Cependant, ce projet aurait posé plusieurs problèmes de construction et d’évacuation des eaux, et l’érosion fluviale a porté atteinte aux moyens de subsistance locaux. Le projet ne pourra être réalisé durablement que si les problèmes d’évacuation des eaux sont résolus en tenant compte des fréquentes inondations de la rivière Feni.
La ligne ferroviaire Agartala-Akhaura au Tripura, un projet d’expansion visant à promouvoir le développement économique, devrait être opérationnelle d’ici la fin de l’année 2023. Cette ligne de transport de passagers et de marchandises reliera Tripura à la ville portuaire de Chittagong, réduisant le temps de trajet de 31 heures à 10 heures. Le transport de marchandises par voie ferrée devrait toutefois entraîner une importante combustion de carburant, des émissions de carbone et une contamination des sols, ainsi que de fréquentes fuites de pétrole, ce qui pourrait constituer une menace sérieuse pour les sources d’eau locales. Cette industrialisation rapide pourrait également entraîner une perte de biodiversité à Tripura, ce qui aurait un effet sur les tribus locales qui dépendent de la végétation locale.
L’autoroute trilatérale Inde-Myanmar-Thaïlande relie le Manipur au Myanmar et à la Thaïlande, avec des extensions prévues vers la Thaïlande et la Chine, ainsi que des extensions proposées vers le Cambodge, le Laos et le Vietnam, soutenant ainsi la vision du gouvernement indien de renforcer les relations bilatérales avec tous ces États. Le passé insurrectionnel du Manipur rend toutefois cet État sous-développé extrêmement instable, et la récente escalade de la violence a conduit l’État au bord de la guerre civile, ce qui a considérablement retardé les efforts de développement de la connectivité routière. L’immigration illégale au Manipur depuis le Myanmar, en raison du coup d’État militaire brutal de ce dernier et de la guerre civile qui s’en est suivie, a exacerbé les tensions au sein des communautés tribales déjà volatiles du côté Manipur de la frontière. Le gouvernement indien doit donner la priorité à la satisfaction des demandes des tribus avant de poursuivre le développement des infrastructures, car la coopération bilatérale avec les pays de la région indo-pacifique fait partie intégrante de la politique « Agir vers l’Est ».
Politique tribale et conflits ethniques
La construction de routes commerciales et de projets d’infrastructure dans le nord-est de l’Inde implique de travailler avec plus de 100 tribus de la région. Les tribus constituent collectivement l’une des plus grandes populations indigènes de l’Inde, et la gestion de leur longue histoire de conflits ethniques constitue un défi unique. Cette histoire est étroitement liée à la migration, à l’époque coloniale, de travailleurs du Bangladesh (alors Bengale oriental) et du Népal pour répondre aux besoins croissants de main-d’œuvre dans le nord-est. Cette migration a engendré un ensemble complexe de conflits ethniques portant sur les droits fonciers et les ressources, conflits qui se sont aggravés ces dernières années, en particulier au Tripura et à l’Assam. Après la partition de l’Inde en 1947, trois États ont été créés dans le nord-est : Assam, Manipur et Tripura. Plus tard, les États de l’Arunachal Pradesh, du Meghalaya, du Mizoram et du Nagaland ont été créés à partir de l’Assam, ce qui a donné lieu à de nouveaux conflits interethniques sur le statut d’État, l’appartenance et les frontières.
L’identité ethno-nationale est un problème de longue date dans le Nord-Est depuis la période coloniale. Mais elle a été remise au premier plan lors des récentes élections législatives au Meghalaya, au Nagaland et au Tripura en raison de la nouvelle proposition du BJP en faveur d’un code civil uniforme, qui préconise un système de lois unique pour régir toutes les communautés religieuses et ethniques dans l’ensemble de l’Inde. Plusieurs communautés tribales considèrent que ce code civil uniforme est en conflit avec les pratiques et les coutumes tribales. En outre, les revendications du « Garoland » (dans le Meghalaya), du « Frontier Nagaland » (dans le Nagaland, en français « Nagaland frontalier ») et du « Greater Tipraland » (dans le Tripura, en français « Grand Tipraland »), qui demandent toutes un statut d’État autonome pour les groupes tribaux respectifs des régions, existent depuis des décennies, mais ont refait surface lors des récentes élections au niveau des États. La demande de Garoland s’articule autour d’une discrimination présumée et d’une répartition inégale des ressources ; la formation du Frontier Nagaland repose sur des protestations contre la négligence du gouvernement et l’absence de développement socioéconomique dans la région ; et la demande d’autonomie du Greater Tipraland découle d’un sentiment de marginalisation de la part de la population majoritairement non tribale de langue bengali du Tripura.
Bien que leurs demandes spécifiques diffèrent, tous ces groupes tribaux déplorent que le gouvernement indien ait toujours négligé leurs communautés, notamment en raison de l’insuffisance des infrastructures, d’un développement non durable dans un contexte de défis environnementaux uniques et d’une connectivité insuffisante.
Habitats vulnérables et besoin de développement durable
Le nord-est de l’Inde est connu pour la diversité de ses ressources naturelles, l’abondance de ses forêts et la proximité des masses d’eau et des montagnes de l’Himalaya. Cette combinaison topographique unique rend l’écologie des États du nord-est de l’Inde particulièrement fragile et vulnérable aux inondations régulières, aux tremblements de terre et à l’érosion.
Toutefois, les ressources naturelles de la région en font également une destination attrayante pour le commerce et l’investissement. Assam et Meghalaya, par exemple, abritent d’importants gisements de calcaire. Utilisé pour la fabrication du ciment, le calcaire contribue au développement industriel et économique du nord-est. Cependant, l’extraction du calcaire provoque un drainage acide dans les masses d’eau avoisinantes, ce qui nuit aux moyens de subsistance des populations tribales locales qui dépendent des rivières pour l’irrigation, la pêche et l’approvisionnement en eau potable. De même, la mission nationale du gouvernement BJP visant à développer la production d’huile de palme dans le nord-est menace gravement la biodiversité et les ressources en eau de la région.
Compte tenu de la fragilité des relations communautaires et de l’écologie dans le nord-est, aggravée par les récentes catastrophes environnementales, le développement futur des infrastructures doit se faire de façon plus durable, en préservant l’écologie de la région et en respectant les communautés locales et leurs moyens de subsistance. Selon un rapport publié en 2022 par l’organisation nationale indienne de politique publique NITI Aayog, seuls le Mizoram et le Tripura ont obtenu des résultats supérieurs à la moyenne pour la quasi-totalité des objectifs de développement durable des Nations Unies, tandis que les cinq autres États accusent un retard. En particulier, les sept États ont obtenu des résultats inférieurs dans la catégorie « industrie, innovation et infrastructure », principalement en raison des défis posés par les obstacles environnementaux.
Il est donc essentiel que la politique indienne « Agir vers l’Est » intègre la protection de l’environnement, l’atténuation des inondations et des tremblements de terre, ainsi que la gestion des catastrophes, afin de permettre une approche de la connectivité et du développement des infrastructures plus durable et axée sur les communautés, qui donne la priorité à la préservation des plans d’eau, des forêts et des populations locales du nord-est.
Dans le contexte de la Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique 2022, qui met l’accent sur l’expansion du commerce et de la connectivité et sur la construction d’un avenir durable, la politique « Agir vers l’Est » du gouvernement indien constitue un espace important pour la recherche et la collaboration. Les États du nord-est de l’Inde offrent aux acteurs canadiens des possibilités d’investissement dans des projets de développement et d’infrastructure, ainsi qu’une connectivité avec l’Asie du Sud-Est. Toutefois, il sera également essentiel pour les investisseurs canadiens de donner la priorité à des infrastructures durables, holistiques et résilientes qui tiennent compte des moyens de subsistance des communautés locales et de l’écologie unique du nord-est, autant d’éléments qui correspondent aux valeurs canadiennes énoncées dans la Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique.