Article explicatif : Quelles sont les répercussions des troubles politiques au Bangladesh pour l’Inde et l’ensemble de la région?

Protesters storm the prime minister's residence in Bangladesh

Le 5 août, Sheikh Hasina, la première ministre du Bangladesh ayant occupé le poste le plus longtemps dans l’histoire du pays, ayant dirigé d’une main de fer pendant plus de 20 ans, a démissionné et s’est enfuie en Inde. Sa sortie dramatique fait suite à un mouvement de protestation d’un mois, mené par des étudiants, qui a débuté par une demande de réforme des quotas d’emploi du gouvernement, mais qui s’est transformé en un soulèvement de masse appelant à la démission de Hasina et à des réformes démocratiques. Plus de 300 personnes ont été tuées depuis le début des manifestations le premier juillet. Le 4 août seulement, près de 100 personnes ont été tuées alors que le gouvernement de Hasina a brutalement réprimé les manifestants, notamment en effectuant des arrestations de masse et en donnant l’ordre de tirer à vue, ainsi qu’en imposant un couvre-feu et une coupure d’Internet et des communications.

Le 5 août, alors que les manifestants défiaient le couvre-feu national et se dirigeaient vers la résidence officielle de la première ministre, Hasina aurait reçu un ultimatum de 45 minutes de la part des forces de sécurité du pays pour démissionner et partir avant que les émeutiers en colère envahissent son domicile.

Bien que le chef de l’armée du Bangladesh, Wakez-uz-Zaman, ait immédiatement annoncé la formation d’un gouvernement intérimaire et promis de rétablir l’ordre public, la crise semble loin d’être terminée. Alors que des foules exubérantes sont descendues dans les rues pour célébrer la chute de Hasina, les craintes d’un cycle de violence en représailles se sont accrues. 

Protesters at prime minister residence
Dans cette image aérienne, des feux brûlent à l’extérieur de la demeure de la première ministre Sheikh Hasina après sa démission et sa fuite du pays, le 5 août 2024, à Dhaka, au Bangladesh. Parvez Ahmad Rony/Drik/Getty Images

Un dangereux vide politique semble maintenant engloutir le Bangladesh, le huitième pays le plus peuplé au monde avec plus de 171 millions d’habitants, ce qui soulève des incertitudes quant à son avenir démocratique et économique. La situation pourrait aussi engendrer une instabilité régionale plus générale. Elle pourrait compliquer les relations de Dhaka avec la Chine, son allié de longue date, et créer des occasions pour les rivaux régionaux de l’Inde, le Pakistan et la Chine, de forger des partenariats susceptibles de menacer New Delhi.

Pourquoi la chute de Hasina est-elle un dilemme en matière de politique étrangère pour l’Inde?

L’arrivée de Sheikh Hasina à la base aérienne de Hindon, près de New Delhi, peu après avoir fui Dhaka, place l’Inde devant un défi unique en matière de politique étrangère. Aucun gouvernement indien ne pourrait refuser l’appel à l’aide d’une vieille amie loyale, l’alliée la plus proche et peut-être la seule alliée fiable qu’il reste à l’Inde en Asie du Sud, alors que la Chine fait des incursions de plus en plus importantes dans les environs. Cependant, le fait de protéger Hasina pourrait compromettre la relation de New Delhi avec la nouvelle garde à Dhaka. De plus, si le nouveau gouvernement du Bangladesh décide de poursuivre son ancienne première ministre pour le meurtre et la torture présumés de dissidents, New Delhi se verrait possiblement demander de l’extrader.

Des médias ont émis l’hypothèse que Hasina demanderait l’asile au Royaume-Uni, suggérant que son séjour en Inde serait temporaire. Toutefois, le ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni a déclaré à NDTV, une chaîne de nouvelles indienne, que les règles du pays en matière d’immigration ne permettent pas aux individus de se rendre au Royaume-Uni dans le but unique de demander l’asile. NDTV a également rapporté que le fils de Hasina a « catégoriquement » rejeté les affirmations selon lesquelles elle aurait demandé l’asile « quelque part », signifiant peut-être qu’elle pourrait dépasser la durée de son séjour en Inde.

L’Inde, qui a joué un rôle essentiel pour libérer le Bangladesh du Pakistan en 1971, a longtemps été vue comme un puissant soutien externe à Hasina. New Delhi n’a pas condamné les violations présumées des droits de la personne commises par son gouvernement et ne s’est pas joint aux gouvernements occidentaux qui lui ont reproché de supprimer les idéaux démocratiques lors de sa réélection au mois de janvier. Hasina avait entamé son quatrième mandat consécutif après ces élections, qui ont largement été considérées comme n’étant ni libres ni équitables.

Ces derniers mois, le ressentiment des Bangladais au sujet des politiques répressives de Hasina s’est traduit par un sentiment anti-indien, car New Delhi était considéré comme un défenseur clé de son gouvernement. Ce sentiment a déclenché la campagne « India Out », comprenant un boycottage des produits indiens. À la suite de l’expulsion de Hasina, de nombreux Indiens craignent des représailles contre les 19 000 citoyens indiens qui demeurent au Bangladesh, et contre les entreprises et les bureaux consulaires indiens.

Si Dhaka a profité d’excellentes relations avec New Delhi dans l’ensemble, celles-ci ont été renforcées par les amitiés personnelles entre Hasina et les régimes successifs en Inde, ainsi que par le solide partenariat de sécurité forgé entre les deux pays sous le règne de Hasina. À la suite de l’assassinat de son père, l’ancien président Sheikh Mujibur Rahman, lors d’un coup d’État militaire en 1975, Hasina avait passé six ans en Inde sous la protection du gouvernement indien.

Les services de sécurité indiens avaient, quant à eux, compté sur le gouvernement de Hasina pour sévir contre les groupes islamistes radicaux au Bangladesh menaçant la sécurité indienne et contre les rebelles du Nord-Est de l’Inde qui avaient trouvé refuge au Bangladesh. Le retour au pouvoir de l’ennemi juré de Hasina, le parti nationaliste du Bangladesh (BNP), dirigé par l’ancienne première ministre Begum Khaleda Zia, qui avait été au pouvoir entre 2001 et 2006 dans une coalition avec le parti Jamaat-e-Islami, serait perçu par les autorités indiennes comme une menace majeure pour la sécurité. Sous le règne du BNP, les relations bilatérales se sont fortement détériorées, notamment parce que New Delhi a eu l’impression que le BNP ignorait ses préoccupations en matière de sécurité.

La question cruciale consiste maintenant à savoir si l’amitié de Hasina avec l’Inde éclipsera les relations futures de New Delhi avec Dhaka. L’influence de l’Inde étant en déclin avec presque tous ses voisins d’Asie du Sud, la chute de Hasina est une grande perte pour l’Inde.

Quelles sont les conséquences régionales de l’expulsion de Hasina?

L’emplacement stratégique du Bangladesh dans le golfe du Bengale, au nord-est de l’océan Indien, en fait un partenaire régional et géopolitique essentiel non seulement pour l’Inde, mais aussi pour la Chine et d’autres acteurs, à des fins militaires et commerciales. Le pays, qui partage une frontière de 4 000 kilomètres avec l’Inde, à l’est, constitue un lien vital entre le centre de l’Inde et ses États au nord-est et relie l’Inde à l’Asie du Sud-Est. La chute de Sheikh Hasina a déjà incité New Delhi à renforcer la sécurité sur la frontière entre les deux pays.

Malgré le rôle essentiel qu’ont joué les investissements chinois dans les projets d’infrastructure du Bangladesh, Hasina a su préserver des liens économiques étroits et une coopération en matière de développement avec l’Inde, l’un des rivaux régionaux de la Chine. Récemment, l’Inde a proposé de s’associer avec le Bangladesh pour le projet de réservoir de Teesta, ce qui était également envisagé par la Chine. L’emplacement du projet, près du corridor de Siliguri (également surnommé « cou de poulet »), est un élément stratégique essentiel pour l’Inde.

À la suite de sa participation à la cérémonie d’assermentation du premier ministre indien Narendra Modi en juin, Hasina a été la première invitée du troisième gouvernement Modi lors d’une visite d’État officielle. Pendant la visite, les deux parties ont conclu des accords importants sur la sécurité maritime et l’économie océanique. Peu après, Hasina s’est rendue à Beijing, mais son voyage a été coupé court et elle est revenue avec un piètre prêt d’assistance de 137 millions USD, bien moins que les 5 milliards USD qu’elle attendait. Avec le départ de Hasina, Beijing peut se méfier de l’instabilité croissante dans la région, mais peut également y voir l’occasion d’élargir son influence stratégique et économique.

Alors que Dhaka compose avec cette compétition entre New Delhi et Beijing, elle doit également gérer les conséquences de la guerre civile au Myanmar, pays voisin. Cox’s Bazar, dans le Sud-Est du Bangladesh, abrite près d’un million de réfugiés rohingyas qui dépendent de l’aide humanitaire internationale, aide qui s’épuise rapidement. La stratégie du Canada pour répondre à la crise des Rohingyas au Myanmar et au Bangladesh a pris fin en mars 2024.

Une autre retombée régionale possible de l’expulsion de Sheikh Hasina découle de rapports selon lesquels des temples, des demeures et des entreprises appartenant à la minorité hindoue du Bangladesh sont attaqués. Alors que Hasina était généralement considérée comme une partisane de la laïcité et que son gouvernement offrait de la protection aux minorités religieuses, la violence contre les hindous semble menée par des islamistes radicaux, que de nombreuses personnes en Inde considèrent comme proches du Pakistan. Ces islamistes radicaux ont été liés à Jamaat-e-Islami, un parti islamiste qui s’opposait à l’indépendance du Bangladesh à l’égard du Pakistan en 1971 pour des raisons d’unité religieuse. L’indépendance du Bangladesh, dirigée par le père de Hasina, a été fondée sur des principes laïques, même si plus de 90 % de la population du pays est musulmane.

Et ensuite?

Le 6 août, le président Mohammed Shahabuddin a dissous le parlement du Bangladesh, ouvrant la voie à une administration intérimaire. Cette même nuit, Muhammad Yunis, lauréat du prix Nobel d’économie et pionnier de la microfinance au Bangladesh, également très critique à l’égard de Hasina, a été nommé conseiller principal du gouvernement intérimaire. Les groupes d’étudiants dirigeant les manifestations avaient demandé la nomination de Yunis. Entre-temps, Khaleda Zia, ancienne première ministre et dirigeante du BNP qui avait été condamnée pour corruption en 2018, a été libérée de sa détention à domicile.

Bien que les dirigeants militaires aient assumé la responsabilité de la mise en place d’une nouvelle administration, on ne sait pas encore dans combien de temps des élections libres et équitables auront lieu et quel sera le rôle de l’armée. Les groupes prodémocratiques seraient sans doute mécontents d’une prise au pouvoir totale par l’armée.

Le rôle possible des militaires dans un gouvernement post-Hasina soulève des questions importantes, compte tenu de l’histoire du Bangladesh, marquée par des coups d’État militaires et le régime de l’armée. Le pays était dirigé par des militaires entre 1975 et 1990 et le dernier gouvernement soutenu par des militaires a été au pouvoir de 2006 à décembre 2008, après quoi la Ligue Awami de Sheikh Hasina a remporté une victoire écrasante aux élections.

Malgré que Hasina avait déployé l’armée pour étouffer l’escalade des manifestations, Reuters a constaté que, dans la soirée du 4 août, des représentants de l’armée étaient devenus réticents à ouvrir le feu sur les civils pour faire respecter le couvre-feu qu’elle avait imposé. De plus, le quotidien bangladais Prothom Alo a constaté que de hauts responsables de l’armée et de la police avaient joué un rôle essentiel pour convaincre Hasina de démissionner. Le porte-parole du département d’État américain Matthew Miller a félicité l’armée bangladaise pour sa « retenue » après le départ de Hasina.

Outre la crise politique, la nouvelle équipe politique du Bangladesh devra également gérer une économie en lambeaux : environ deux cinquièmes de la jeune population du pays n’ont pas d’emploi stable, l’inflation se situe autour de 10 % et une crise de la balance des paiements se prépare en raison de transferts de capitaux hors du pays effectués par la classe des élites. Le secteur du prêt-à-porter, qui a exporté pour 38,4 milliards $ US de vêtements l’année dernière et qui représente 83 % des recettes d’exportation du Bangladesh, a été durement touché par l’agitation politique, ce qui pourrait compromettre la réputation du pays en tant que destination d’investissement pour les entreprises occidentales.

Quelles sont les répercussions pour le Canada et les autres acteurs occidentaux?

Alors que les répercussions régionales, géopolitiques et économiques plus larges de ce bouleversement radical au Bangladesh se dessinent, les parties prenantes occidentales observent la situation avec prudence. Le 6 août, le principal organisme de fabricants de vêtements du Bangladesh aurait demandé la fermeture de toutes les usines de fabrication en raison de l’aggravation de la crise. Cette fermeture devrait nuire aux géants occidentaux des vêtements, comme H&M et Zara. Plusieurs marques canadiennes, y compris La Baie d’Hudson, L’Équipeur et Lululemon, s’approvisionnent dans des usines du Bangladesh et devraient être touchées par l’agitation.

Pour le Canada, un point positif dans l’expulsion de Hasina pourrait venir du fait qu’Ottawa n’aurait pas répondu à l’accusation de son gouvernement selon laquelle Nur Chowdhury, l’assassin présumé de son père, vit en toute impunité au Canada depuis 28 ans.

Le 5 août, Mélanie Joly, la ministre des Affaires étrangères du Canada, a publié une déclaration appelant à un « retour rapide et pacifique à un gouvernement civil démocratique et inclusif au Bangladesh », condamnant les violations des droits de la personne et la répression brutale et réitérant le soutien du Canada au peuple bangladais. Alors que les États-Unis ont demandé à toutes les parties de « s’abstenir de toute nouvelle violence », l’Union européenne a demandé « le calme et la retenue ». Entre-temps, les groupes diasporiques d’origine bangladaise dans plusieurs pays occidentaux, comme l’Australie, le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada, ont célébré ce que beaucoup d’entre eux considèrent comme une « seconde indépendance », appelant à une transition pacifique vers la démocratie. 

 

• Édition par Erin Williams, gestionnaire principale de programme, FAP Canada et Vina Nadjibulla, vice-présidente, Recherche et stratégie, FAP Canada.

Suvolaxmi Dutta Choudhury

Suvolaxmi Dutta Choudhury est gestionnaire de programme pour l’Asie du Sud au sein de la FAP Canada. Elle est titulaire d’une maîtrise en politique internationale de la Jawaharlal Nehru University (Inde). Ses recherches portent sur les droits de citoyenneté, la migration, le nationalisme, les conflits ethniques et la gouvernance démocratique en Inde.

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