Article explicatif : Que cachent les manifestations meurtrières du Bangladesh?

Protesters in Bangladesh clash with police in July 2024

Pendant plusieurs semaines en juillet, le Bangladesh a été secoué par son épisode d’agitation civile le plus grave depuis des décennies. Ce qui a commencé par une manifestation étudiante contre un système controversé de quota en matière d’emploi a dégénéré pour devenir une crise nationale dont l’origine est un mécontentement de longue date concernant l’état de l’économie, la corruption officielle et la brutale répression de la première ministre Sheikh Hasina. En date du 29 juillet, au moins 150 personnes sont mortes dans les manifestations et 9 000 ont été arrêtées.

La réponse du gouvernement, qui comprend un couvre-feu et une coupure d’Internet, a révélé un ensemble plus vaste de griefs et mené à une autre vague de revendications étudiantes, auxquelles le gouvernement semble totalement sourd. À présent, des questions se manifestent quant aux retombées à plus long terme de cette agitation et à la possibilité de rétablissement de la confiance politique entre le gouvernement et certains segments de la population.

Qu’est-ce qui a déclenché les manifestations?

L’élément déclencheur fut une décision de la Haute Cour d’imposer un système de quota sur l’attribution des emplois gouvernementaux. Le système, créé en 1972, l’année après que le Bangladesh a obtenu son indépendance du Pakistan, attribuait 30 % des postes gouvernementaux aux descendants de « combattants de la liberté », ou ceux qui ont milité en faveur de la libération. La première ministre Hasina est personnellement liée à ce système : son père, Sheikh Mujibur Rahman, était le chef fondateur du pays.

Ce système est resté en place jusqu’à 2018, moment où de nombreuses manifestations ont incité les tribunaux à l’abolir. Cependant, le 5 juin dernier, la Haute Cour a annulé cette décision, permettant ainsi le rétablissement du système. Les partis d’opposition et d’autres critiques ont fait valoir que de tels quotas avantageaient injustement les descendants des partisans du gouvernement et visent à favoriser la loyauté au sein de la bureaucratie et à perpétuer le pouvoir de la Ligue Awami actuellement en place. Le mécontentement est alimenté par un concept plus global selon lequel les offres d’emploi du secteur public fondées sur le mérite sont limitées, et par une croyance selon laquelle certains Bangladais déjoueraient le système en obtenant des diplômes frauduleux de combattants de la liberté.

Bangladesh protest July 2024
Des militants culturels et des membres de la société civile affrontent la police lors d’une marche en hommage aux victimes tuées lors des récentes manifestations étudiantes nationales contre les quotas sur les postes gouvernementaux, à Dacca, le 30 juillet 2024. | Photo : Munir Uz Zaman/AFP via Getty Images

Le 21 juillet, peut-être en partie pour apaiser l’agitation croissante, la Cour Suprême du Bangladesh a statué que seulement 5 % des postes gouvernementaux devraient être attribués aux descendants des combattants de la liberté, ce qui n’a pas satisfait les manifestants. Le 22 juillet, le groupe Étudiants contre la discrimination, à l’origine des manifestations, a annoncé une trêve de manifestation d’une durée de 48 heures (par la suite prolongée de 48 heures supplémentaires) afin de permettre au gouvernement de répondre à un nouvel ensemble de demandes. Celles-ci comprenaient des excuses personnelles de la part de Mme Hasina pour la mort des manifestants, l’arrestation ou la démission de policiers ou de fonctionnaires gouvernementaux ou universitaires impliqués dans la répression, ainsi que l’indemnisation des victimes et de leurs familles.

Le 30 juillet, après que Mme Hasina a ignoré l’ultimatum des étudiants, ces derniers ont repris leurs manifestations contre les « massacres, arrestations, attaques et disparitions d’étudiants et de personnes. »

Comment le gouvernement a-t-il réagi?

Mme Hasina a qualifié les manifestants de « razakar », soit les collaborateurs de l’ennemi lors de la guerre d’indépendance, et a refusé de s’entretenir avec les instigateurs du mouvement. Son parti, la Ligue Awami au pouvoir, perçoit ces manifestations comme de l’agitation dirigée par le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), le principal parti d’opposition.

Bien que les récentes manifestations aient commencé de manière non violente, la situation s’est envenimée après que les manifestants ont été attaqués par la Ligue Bangladesh Chhatra, la portion étudiante du parti au pouvoir, avec des bâtons et des tuyaux en acier. Le 18 juillet, le gouvernement a déployé des forces policières et paramilitaires à Dacca afin de démanteler les campus et de disperser les manifestants. Le gouvernement a donné à la police l’ordre de tirer à vue contre toute personne transgressant le couvre-feu, puis a désactivé les services d’Internet et de données mobiles pour les réactiver seulement partiellement à Dacca et à Chittagong le 24 juillet.

Dans le passé, le gouvernement du Bangladesh a été accusé d’utiliser ce genre de coupure d’Internet pour réprimer la dissidence, surtout lors de manifestations menées par l’opposition. Le 30 juillet, la coalition dirigée par la Ligue Awami au pouvoir a banni le Jamaat-e-Islami, un autre parti d’opposition, l’accusant d’incitation aux manifestations.

Quelles sont les frustrations sous-jacentes qui alimentent ces manifestations?

Pendant des années, le Bangladesh a joui d’une bonne situation économique. Lorsqu’il a obtenu son indépendance en 1971, le Bangladesh était l’un des pays les plus pauvres du monde. Autour de l’an 2000, la croissance moyenne annuelle était de 6 %, atteignant le jalon important de revenu moyen inférieur en 2015. Cette croissance a principalement été menée par l’industrie du prêt-à-porter, qui emploie 4,2 millions de travailleurs.

Néanmoins, plusieurs enjeux sous-jacents ont alimenté l’anxiété et la frustration économiques, comme l’inégalité, le chômage des jeunes et l’inflation élevée. En 2023, 40 % des jeunes âgés de 15 à 29 ans étaient classifiés comme « NEET » (ni en emploi, ni aux études, ni en formation), et on estimait alors que 18 millions de jeunes étaient sans emploi. Les difficultés économiques ont été aggravées par la hausse de l’inflation alimentaire, qui a atteint 10 %, et par la hausse des autres dépenses essentielles.

Dès la mi-2023, plus de 37 millions des 172 millions de personnes du pays ont connu une insécurité alimentaire modérée à sévère, et les coûts des services publics ont grimpé en flèche alors que le gouvernement augmentait les prix de l’électricité et du gaz à trois reprises en une seule année. Des informations faisant état de corruption parmi les hauts fonctionnaires et de mauvaise gestion ont également érodé la confiance du public, les 10 % les plus riches de la population contrôlant 41 % des revenus du pays, tandis que les 10 % les plus pauvres n’en recevaient que 1,3 %.

Quelles sont les implications économiques et de politique étrangère?

L’agitation en cours a aggravé les tensions économiques pesant sur le Bangladesh. Les travailleurs du secteur informel, qui composent 85 % de la main-d’œuvre du pays, sont particulièrement vulnérables aux effets des confinements et des couvre-feux. Qui plus est, les ménages à faible revenu et de la classe moyenne ont été sévèrement affectés lorsque les prix de certains produits essentiels ont presque doublé, augmentant un stress financier déjà bien présent chez de nombreuses familles.

Les dommages économiques causés par la réponse du gouvernement se sont également étendus au-delà des ménages. Le 22 juillet, les chefs d’entreprise du Bangladesh ont exhorté Mme Hasina à lever le couvre-feu et à restaurer les services Internet, ce qui, selon la Chambre de commerce et d’industrie des investisseurs étrangers à Dacca, a coûté à l’économie bangladaise 10 millions USD. Les perturbations de la chaîne d’approvisionnement ont réduit la disponibilité des biens, causant des hausses de prix et des pressions inflationnistes accrues. Le secteur du prêt-à-porter, qui représente plus de 80 % des 50 milliards USD de recettes d’exportation du Bangladesh, a été durement touché et les usines sont fermées depuis le 20 juillet, entraînant des pertes quotidiennes de près de 150 millions USD. La coupure d’Internet s’est également répercutée gravement sur le commerce en ligne et sur les entreprises basées sur Facebook, entraînant des pertes de revenus quotidiennes estimées à 5 millions USD.

La nécessité de récupérer les pertes et de réparer les infrastructures publiques endommagées, combinée à une diminution des recettes d’exportation, mettra une pression sur les réserves de change en diminution du Bangladesh. Ces pressions économiques compliqueront les négociations en cours de Mme Hasina avec le FMI et d’autres pays pour des prêts, surtout considérant que S&P Global, une entreprise américaine de données financières, a récemment abaissé la note souveraine à long terme du Bangladesh, la faisant passer de BB- à B+, soit un risque de crédit élevé, en raison des manifestations en cours. Le 31 juillet, les États-Unis, principal partenaire commercial du Bangladesh, ont annoncé qu’ils reportaient les négociations avec Dacca quant à une nouvelle entente économique qui aurait permis d’améliorer les relations commerciales ainsi que d’autres relations économiques.

Cela a également eu des répercussions sur les relations extérieures du Bangladesh. Pendant des années, Mme Hasina a été accusée d’autoritarisme et de violations des droits de la personne, ce que son gouvernement nie. En janvier, la Ligue Awami a gagné un quatrième mandat consécutif, à la suite d’une élection controversée entachée par un boycott du BNP, de violentes manifestations et une faible participation électorale. Par conséquent, le gouvernement de Hasina a alors été soumis à une surveillance internationale accrue, notamment par les États-Unis, le Royaume-Uni et les Nations Unies.

En réponse aux récentes violences, plusieurs pays, dont le Canada, l’Allemagne et les États-Unis, ont émis des avertissements aux voyageurs quant au Bangladesh, et plus de 4 500 Indiens ont quitté le pays en raison de risques de sécurité. La ministre canadienne des Affaires étrangères Mélanie Joly et le ministre canadien de la Défense Bill Blair ont exprimé leurs préoccupations à propos de la violence sur X, pour inciter à la paix et pour condamner les attaques envers les manifestants, en soulignant la nécessité des libertés démocratiques et de la primauté du droit.

Conséquences possibles à long terme

La récente répression pourrait entraîner un contrecoup plus important pour le gouvernement, provoquer une émigration des Bangladais instruits et fragiliser l’emprise de Mme Hasina sur le pouvoir à mesure que la confiance entre les citoyens et le gouvernement s’affaiblit.

Si les manifestations étudiantes ont essentiellement porté sur le favoritisme de la Ligue Awami envers les familles des vétérans de guerre, un mécontentement public plus vaste émerge d’un climat politique étouffant, d’une économie faiblissante et de l’échec du gouvernement à aborder les enjeux critiques, tels que la pénurie d’emplois et l’inflation. Au cours des derniers mois, il y a eu une recrudescence du nombre de Bangladais demandant l’asile au Canada, avec des prévisions de plus de 5 000 demandes d’asile au Québec seul et 22 000 demandes au Canada d’ici la fin de 2024.

La crise au Bangladesh placera les pays occidentaux dans une délicate position. Cependant, malgré leurs préoccupations à propos des violations des droits de la personne et du recul démocratique, l’importance géopolitique et le potentiel économique du Bangladesh signifient que le Canada et d’autres gouvernements occidentaux pourraient adopter une approche prudente dans leurs critiques, équilibrant le plaidoyer tout en maintenant des liens diplomatiques et économiques cruciaux avec un partenaire clé d’Asie du Sud.
 

• Édition par Erin Williams, gestionnaire principale de programme, FAP Canada; Vina Nadjibulla, vice-présidente, Recherche et stratégie, FAP Canada; Ted Fraser, rédacteur principal.

Suyesha Dutta

Suyesha Dutta est chercheuse-boursière au sein de l'équipe Asie du Sud de la Fondation Asie Pacifique. Elle a obtenu une maîtrise en Études modernes de l'Asie du Sud à l'Université d'Oxford et une licence à l'Université de Colombie britannique, avec une double spécialisation en Histoire et en Études européennes modernes. Ses recherches portent sur la violence étatique et la mobilisation politique dans l'Inde postcoloniale.

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Tanya Dawar

Tanya Dawar est chercheuse au sein de l'équipe de l'Asie du Sud à la Fondation Asie-Pacifique du Canada. Elle est titulaire d’une maîtrise en politiques publiques et affaires mondiales de l’Université de la Colombie-Britannique, d’une maîtrise en économie de l’Indian Institute of Foreign Trade et d’un B.Sc. en sciences économiques. en mathématiques (avec distinction) de l'Université de Delhi. 

Les intérêts de recherche de Tanya comprennent le commerce international, les questions environnementales et la politique mondiale.

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