L’année dernière, la politique mouvementée en Thaïlande a souvent fait la une de la presse internationale. Cela a été particulièrement le cas lorsque le parti progressiste Move Forward, approuvant largement les manifestations de 2020-2021 en faveur de la démocratie et de la réforme de la monarchie, a remporté les élections de mai 2023, mais s’est vu refuser le pouvoir par la Chambre haute nommée par l’armée trois mois plus tard.
L’absence de démocratie réelle en Thaïlande a refait surface en avril 2024, lorsque le tribunal constitutionnel a accepté une pétition visant à dissoudre le parti Move Forward et à suspendre ses dirigeants pour avoir proposé de modifier la loi de lèse-majesté. Le 14 mai, la Thaïlande a fait l’objet de critiques internationales après la mort de Netiporn « Bung » Sanesangkhom, qui avait entamé une grève de la faim pour protester contre la détention provisoire des nombreux militants qui avaient participé aux manifestations de 2020-2021.
Dans la même période, fin mai, les observateurs de la Thaïlande ont eu un autre rappel de la volatilité potentielle de la politique thaïlandaise lorsque le bureau du procureur général a annoncé que l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, récemment revenu au pays après 15 ans d’exil, serait jugé pour avoir prétendument insulté la monarchie dans une entrevue qu’il a accordée à un journal sud-coréen en 2015. Cette nouvelle est tombée quelques jours après l’annonce que l’actuel premier ministre, Srettha Thavisin, associé à M. Shinawatra, pourrait être démis de ses fonctions par le tribunal constitutionnel pour avoir nommé une personne ayant effectué une peine de prison au cabinet. De nombreux analystes ont interprété ces récents événements comme des signes que la « grande réconciliation » et la coalition gouvernementale entre les partis proches de l’armée et le parti de M. Shinawatra, le Pheu Thai, étaient sérieusement compromises.
M. Shinawatra a été officiellement inculpé le 17 juin; il est à présent en attente de jugement, alors que le tribunal constitutionnel a annoncé qu’il poursuivrait en juillet ses procédures concernant le parti Move Forward et M. Thavisin. La Thaïlande étant désormais confrontée à une réelle possibilité de retomber dans l’instabilité politique et de connaître une autre crise démocratique, le Canada doit rester attaché aux principes de sa politique étrangère consistant à encourager et à défendre les droits de la personne et la démocratie, comme il l’a indiqué dans sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique et dans d’autres publications. Il doit le faire avant tout parce que les trois dernières décennies de l’histoire politique thaïlandaise ont démontré que la démocratie et les droits de la personne sont également des valeurs thaïlandaises.
Trois décennies de lutte pour la démocratie
Les prémices de la crise politique actuelle en Thaïlande remontent à plus de trente ans. En 1992, des manifestations populaires contre le régime militaire et son intervention dans la vie politique ont relégué les forces armées dans leurs casernes. Depuis lors et jusqu’en 2001, la Thaïlande a connu une période de démocratie, imparfaite, mais significative, qui comprenait une Chambre haute élue, la création d’institutions indépendantes pour contrôler le pouvoir du premier ministre et du cabinet, ainsi qu’une prolifération d’organisations non gouvernementales et d’autres groupes de la société civile. La « Constitution du peuple » de 1997, point culminant de cette période, est considérée comme la plus démocratique de l’histoire thaïlandaise.
Toutefois, il était également courant pendant cette période que les politiciens élus aient des pratiques clientélistes par lesquelles ils gagnaient des voix dans leurs circonscriptions en échange d’argent et de faveurs plutôt qu’en promulguant des politiques et des programmes nationaux transformateurs. Cette tendance a joué contre la formation de grands partis nationaux et a favorisé les coalitions multipartites de petits groupes relativement faibles et peu menaçants pour les personnes en poste de longue date au sein de l’État thaïlandais, mais non élues : la bureaucratie, l’armée, la monarchie et les conglomérats d’entreprises affiliés.
L’élection en 2001 du magnat milliardaire des télécommunications Thaksin Shinawatra et de son parti Thai Rak Thai a permis d’éliminer de nombreux défauts du système politique. Par exemple, le gouvernement de M. Shinawatra a mis en place des programmes nationaux tels que le programme de soins de santé à 30 bahts et de nombreuses initiatives visant à améliorer les villages, gagnant ainsi la loyauté des électeurs du Nord et du Nord-est, économiquement sous-développés et très peuplés, et transformant le Thai Rak Thai (qui est devenu plus tard le parti People’s Power, puis le parti Pheu Thai) en un véritable mastodonte électoral. Pour la première fois, d’importants segments de la population thaïlandaise se sont vu accorder le droit de vote, ce qui a conféré davantage de sens à la démocratie thaïlandaise.
Le gouvernement de M. Shinawatra a cependant introduit de nouveaux problèmes dans le système politique thaïlandais. Son principe de la majorité et sa domination des institutions initialement conçus pour contrôler le pouvoir du premier ministre ont conduit à des abus de pouvoir et à la corruption. Ce style de gouvernance a fait de M. Shinawatra l’ennemi de nombreux Thaïlandais, en particulier de la classe moyenne de Bangkok, qui comprenait que l’État de droit et le leadership moral – et pas seulement la règle de la majorité – étaient fondamentaux pour la démocratie.
Finalement, ce sont les défis lancés par M. Shinawatra à l’élite traditionnelle susmentionnée qui ont abouti à son éviction par un coup d’État militaire en 2006 : il a contourné la bureaucratie dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques, a tenté de promouvoir des loyalistes au sein de l’armée, a accordé des faveurs à ses amis du monde des affaires et a été accusé d’agir de manière trop présidentielle au sein d’un système parlementaire dans lequel le roi est historiquement vénéré. Pourtant, malgré les manœuvres autoritaires des deux côtés du fossé politique pendant cette période, le conflit public entre les pro-Shinawatra (« chemises rouges »), les anti-Shinawatra (« chemises jaunes ») qui a généré beaucoup de remous politiques au cours de cette décennie (y compris un autre coup d’État militaire en 2014), devrait être partiellement compris non pas comme une bataille entre la démocratie et l’autoritarisme, mais comme une bataille entre deux conceptions différentes de la démocratie, bien que ce combat ait été récupéré par les élites cooptées. Alors que certaines chemises rouges étaient plus fidèles à M. Shinawatra qu’aux normes démocratiques, et que de nombreuses chemises jaunes adhéraient à des solutions non démocratiques du principe de la majorité de M. Shinawatra, de nombreux Thaïlandais des deux côtés faisaient simplement pression pour que leurs voix soient entendues et pour que le pouvoir des élites soit contrôlé. Reconnaissant les exigences démocratiques des deux camps, rouge et jaune, le parti Future Forward, prédécesseur dissous de Move Forward, a stratégiquement choisi la couleur orange.
Les efforts continus en faveur de la démocratie et des droits de la personne depuis le coup d’État de 2014 prouvent une fois de plus qu’un pourcentage important de Thaïlandais accorde de l’importance à ces principes. Le parti Future Forward a reçu un large soutien en 2019, tout comme les manifestations menées par les jeunes en faveur de Future Forward en 2020-2021 et Move Forward lors de l’élection de 2023. Tous ces mouvements ont présenté des propositions visant à renforcer le contrôle citoyen et la responsabilité dans la politique thaïlandaise, notamment en supprimant l’influence de l’armée sur les institutions politiques et l’économie, ainsi qu’en réécrivant la constitution pour renforcer les dispositions relatives aux droits civils et politiques. Les manifestants et Move Forward sont allés jusqu’à suggérer de limiter le pouvoir de l’institution non élue par excellence en Thaïlande : la monarchie.
Les élections de 2023, au cours desquelles les partis proches de l’armée ont été balayés par Move Forward et le Pheu Thai, ont constitué un désaveu clair des forces antidémocratiques du pays et de leur façon de gouverner. La jeune génération de Thaïlandais, exaspérée par les conflits entre élites et le régime militaire, mobilisée par les médias sociaux et faisant écho aux demandes de renforcement de la démocratie et de la justice dans le monde entier, a été la principale force à l’origine de ce changement politique spectaculaire. S’il reste des partisans absolus de Thaksin Shinawatra et des partisans absolus de l’ultra-royalisme, les divisions de la « vieille Thaïlande » semblent céder progressivement la place aux voix pro-démocratiques de la « nouvelle Thaïlande ». Ces jeunes Thaïlandais étant l’avenir politique du pays, une politique étrangère canadienne plus respectueuse de leurs souhaits serait bénéfique à long terme pour les relations entre le Canada et la Thaïlande.
L’occasion pour le Canada de soutenir la démocratie thaïlandaise
Peu de pays d’Asie du Sud-Est ont revendiqué une démocratie avec autant de constance et d’ampleur qu’en Thaïlande. En effet, des décennies de lutte prouvent que la majorité des Thaïlandais y attachent une réelle importance. Néanmoins, un système démocratique à part entière et un engagement en faveur des droits de la personne demeurent insaisissables dans ce pays en raison de l’assaut continu de la volonté populaire par les détenteurs traditionnels du pouvoir.
Cette tension pourrait placer le Canada dans une position délicate. Le Canada a souvent manqué de cohérence dans sa façon d’exprimer son soutien aux défenseurs des droits de la personne et à une gouvernance démocratique inclusive. D’une part, il a critiqué ouvertement les violations commises à Hong Kong, au Myanmar et dans d’autres pays de la région indo-pacifique. D’autre part, depuis le coup d’État de 2014, le gouvernement canadien s’est abstenu de commenter publiquement certaines violations notables des droits politiques et des normes démocratiques en Thaïlande. Citons entre autres :
- le référendum moins que démocratique sur la constitution de 2017, qui a conduit à une Chambre haute nommée par les militaires et à la nomination de facto du premier ministre par l’armée ;
- une répression sévère lors des manifestations pro-démocratie de 2020-2021 ;
- la détention préventive et l’emprisonnement d’activistes politiques en recourant à la loi, plus particulièrement la loi de lèse-majesté, la loi sur la sédition et la loi sur les crimes informatiques ; et
- l’interdiction de partis politiques populaires tels que Future Forward et la suspension de politiciens tels que Thanathorn Juangroongruangkit (chef de Future Forward), Pita Limjaroenrat, et d’autres pour des détails de procédure.
Au moment où le Canada renforce son engagement auprès de la Thaïlande, tant sur le plan bilatéral que par l’intermédiaire de l’ANASE, conformément à sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique, il ne doit pas s’abstenir de commenter les piètres performances de la Thaïlande en matière de droits politiques et de démocratie. Au contraire, il devrait faire savoir au gouvernement thaïlandais qu’en raison de l’absence de réformes depuis le retour à un régime civil, le Canada ne sera pas en mesure de soutenir la Thaïlande en octobre prochain dans sa candidature à un siège au Conseil des droits de l’homme des Nations unies pour 2025-2027. De plus, conformément à l’engagement international exprimé par le Canada de protéger les droits civils et politiques en ligne par le biais de l’Agenda d’Ottawa, la réactivation des négociations en vue d’un accord bilatéral de libre-échange, qui se sont enlisées au lendemain du coup d’État de 2014, devrait être subordonnée au retrait par la Thaïlande de la législation héritée de la junte, qui criminalise la liberté d’expression en ligne et permet la surveillance et la répression numériques.
Enfin, depuis 2005 et à chaque élection en Thaïlande, le parti vainqueur a été renversé par un coup d’État militaire, évincé par une intervention judiciaire ou empêché d’accéder au pouvoir par des législateurs nommés par l’armée. Des centaines de milliers de Thaïlandais sont en outre descendus dans la rue pour réclamer un changement politique. En bref, le système politique thaïlandais ne reflète pas la volonté populaire. Le Canada ne doit donc pas considérer le gouvernement actuel de la Thaïlande comme la seule voix du peuple thaïlandais. Il devrait plutôt insister pour que les initiatives qu’il propose en Thaïlande – accords commerciaux bilatéraux, investissements dans les technologies et les énergies propres, aménagement d’infrastructures résistantes au changement climatique – soient discutées et examinées par des comités multipartites et des représentants de diverses organisations de la société civile.
En raison de l’instabilité persistante de la Thaïlande, les engagements économiques et stratégiques du Canada doivent rester modestes pour l’instant. Les conditions sous-jacentes qui ont donné lieu aux luttes politiques du pays au cours des 20 dernières années ne se sont pas dissipées. Malgré les efforts déployés entre 2014 et 2023 par l’armée thaïlandaise et les gouvernements qu’elle soutient pour éliminer l’influence de M. Shinawatra et affaiblir la popularité de ses outils électoraux et des mouvements de masse qui lui sont affiliés, le Pheu Thai conserve une popularité certaine dans le nord et le nord-est du pays.
Par ailleurs, les manifestations de 2020-2021 menées par les jeunes et le succès du parti Move Forward aux élections de 2023 indiquent qu’une grande partie de la population thaïlandaise souhaite une vraie rupture avec le passé. Les mesures prises par les autorités de l’ordre établi à l’encontre de l’un ou l’autre de ces partis, notamment la destitution du premier ministre, l’emprisonnement de dirigeants ou l’interdiction de partis, pourraient provoquer un retour aux longues manifestations et occupations de masse qui se sont produites à de nombreuses reprises depuis 2006.
Le Canada devrait donc poursuivre ses projets de collaboration avec la Thaïlande dans les domaines des technologies et de l’énergie propres, des infrastructures résistantes au changement climatique et des négociations commerciales bilatérales, mais les partenariats devraient être établis avec prudence et dans la perspective d’une collaboration future plus étroite.
Envisager les relations Thaïlande-Canada dans une perspective plus large et à plus long terme
Contrairement à certains de ses alliés tels que les États-Unis, l’Australie et le Japon – dont les engagements en matière d’économie et de sécurité avec la Thaïlande sont plus importants – le Canada construit ses liens à partir de zéro. Historiquement, la collaboration du Canada avec la Thaïlande a principalement porté sur l’aide au développement, notamment par l’intermédiaire de l’actuel Fonds canadien d’initiatives locales (FCIL), qui a soutenu de nombreux projets locaux de lutte contre le changement climatique et de bonne gouvernance depuis 2003. Toutefois, les relations relativement ténues que le Canada entretient aujourd’hui avec la Thaïlande ne doivent pas être considérées comme un frein. Alors que les États-Unis, l’Australie et le Japon se sont retrouvés dans des situations délicates en raison de leurs liens avec le pouvoir politique thaïlandais traditionnel, le Canada entre en scène à un moment où ce pouvoir est fortement remis en question.
Par conséquent, le Canada devrait envisager ses rapports avec la Thaïlande dans une perspective à long terme; lorsque le pays aura progressé dans sa transformation politique actuelle, il pourrait devenir un partenaire non traditionnel important pour le Canada. Sur le plan économique, bon nombre des réformes nécessaires à la Thaïlande pour sortir du piège du revenu intermédiaire, notamment la démonopolisation et la modernisation du système éducatif, relèvent de politiques proposées par les forces pro-démocratiques du pays. La poursuite de la transformation politique en Thaïlande pourrait également amener le pays à adopter une politique étrangère internationaliste beaucoup plus libérale, offrant ainsi au Canada un allié naturel au sein de l’ANASE. En fait, pendant la période de stabilité démocratique intérieure des années 1990, la Thaïlande a pu jouer un rôle de premier plan au sein de l’ANASE et, plus largement, dans les affaires internationales. Alors que les gouvernements militaires et ceux soutenus par l’armée entre 2014 et 2023 étaient enclavés et tournés vers la Chine sur le plan économique (le gouvernement de coalition actuel se livre également à des opérations de couverture), les forces progressistes ont exprimé leur volonté de voir la Thaïlande s’engager en faveur du multilatéralisme, de la promotion de la démocratie et des droits de la personne. En particulier, le parti Move Forward a déjà commencé à travailler plus étroitement avec le gouvernement anti-junte en exil du Myanmar, le gouvernement d’unité nationale.
Entre-temps, pour jeter les bases d’un renforcement des relations, le Canada devrait redoubler d’efforts pour consolider les liens interpersonnels avec la Thaïlande, en encourageant un plus grand échange de personnes et d’idées. À l’heure actuelle, la présence thaïlandaise au Canada est relativement limitée, avec une diaspora beaucoup plus restreinte que celle de nombreux autres pays d’Asie du Sud-Est. Alors que la Thaïlande cherche à renforcer son pouvoir d’attraction et à promouvoir ses produits culturels, notamment son activité cinématographique florissante, le Canada reste une destination peu connue, mais attrayante pour les cinéastes thaïlandais, qui peuvent ainsi perfectionner leur art et présenter leurs œuvres. Compte tenu du rôle important que joue le tourisme dans l’économie thaïlandaise et de l’engagement des deux pays en faveur de la durabilité, le Canada et la Thaïlande auraient également beaucoup à gagner d’un échange de bonnes pratiques en matière de tourisme durable.
Enfin, les démocraties fortes ne dépendent pas seulement des engagements démocratiques de leurs gouvernements, mais aussi de sociétés civiles solides qui renforcent la participation citoyenne à la résolution des problèmes qui affectent leurs communautés et qui demandent des comptes aux gouvernements. Il s’agit notamment de démocraties établies de longue date, comme le Canada, qui sont actuellement confrontées à un déclin démocratique. Le Canada et la Thaïlande devraient donc faire davantage pour encourager la coopération et le renforcement des capacités entre leurs sociétés civiles respectives afin de construire un véritable partenariat entre les peuples, qui aille au-delà des acteurs du marché et de l’État.
Pour ce qui est de l’engagement du Canada auprès de la société civile thaïlandaise, il serait bon que le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) du Canada envisage de promouvoir une version thaïlandaise de la Myanmar Initiative de l’Université de la Colombie-Britannique. Grâce au financement du CRDI, cette initiative a permis de former et de soutenir des chercheurs et des praticiens de la société civile et du monde universitaire basés au Myanmar ou axés sur le Myanmar. Les futurs dirigeants de la « nouvelle Thaïlande », issus de la génération actuelle de militants, auraient ainsi l’occasion d’apprendre l’art de la gouvernance, de rechercher et d’élaborer des solutions aux problèmes auxquels la Thaïlande est confrontée, et de partager avec le Canada leur énergie au service de la démocratie et leur créativité.