Comment le Canada peut-il lutter contre l’ingérence étrangère sans un allié américain?

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Trois mois après son entrée en fonction, le président américain Donald Trump a accordé à son plus grand adversaire, Beijing, ce qu’il a toujours souhaité : la dissolution des organisations de la société civile américaine qui défendaient les droits de la personne en Chine. D’un coup de plume présidentielle, Donald Trump a gelé le financement de Radio Free Asia, de Voice of America, du National Endowment for Democracy et du Woodrow Wilson International Center, parmi d’autres petites ONG de défense des droits de la personne. Pendant de nombreuses décennies, ces institutions ont fait la promotion des idées libérales en Chine, et certaines ont encouragé les échanges entre les peuples dans le contexte d’une guerre froide naissante entre les deux superpuissances mondiales.

Du point de vue de Beijing, ces groupes financés par le gouvernement américain sont précisément ceux qui ont interféré dans les affaires intérieures de la Chine, que ce soit en soutenant les militants pro-démocratie, en dénonçant les violations des droits de la personne ou en encourageant une société civile indépendante. Le gouvernement chinois a longtemps considéré ces organisations comme faisant partie des opérations d’influence malveillante de l’Occident visant à déstabiliser la Chine sous couvert de valeurs libérales et de démocratie. En privant ces groupes de fonds, le président Trump aide la Chine à résoudre ses problèmes d’ingérence étrangère. 

Le retrait des États-Unis de ses engagements libéraux en Chine pose également un défi de taille au Canada, qui devra maintenant limiter l’ingérence étrangère de Beijing sans le soutien d’un réseau d’organisations soutenues par son puissant allié au sud. À la suite du gel du financement gouvernemental des organisations qui documentaient et analysaient l’ingérence étrangère et la répression transnationale et qui recommandaient des mesures aux gouvernements démocratiques, le Canada est la victime indirecte du retrait de l’administration Trump du domaine des droits de la personne.

Sous la précédente administration Biden, le Canada avait un allié de poids dans la lutte contre l’ingérence étrangère et la répression transnationale. À la suite de la révélation des « centres de services de police à l’étranger » de la Chine, les États-Unis se sont joints au Canada et à d’autres pays du G7 pour demander à la Chine de respecter la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques et la Convention de Vienne sur les relations consulaires. En 2023, des procureurs américains ont inculpé un ressortissant indien pour avoir projeté d’assassiner un militant sikh aux États-Unis, projet qui s’inscrivait dans le cadre d’une vaste campagne d’assassinats ciblés comprenant le meurtre de Hardeep Singh Nijjar à Surrey, en Colombie-Britannique. Le FBI a mis en place une ligne d’assistance spéciale pour les personnes touchées par la répression transnationale, tandis que la GRC, le SCRS et d’autres services du gouvernement canadien ont invité le public à signaler les activités d’ingérence étrangère par téléphone ou en ligne.

Le Canada est aujourd’hui confronté à un gouvernement américain déterminé à démanteler tout ce que son prédécesseur a construit. La procureure générale des États-Unis, Pam Bondi, a supprimé une équipe spéciale du FBI chargée d’enquêter sur les activités d’ingérence étrangère et a réduit l’application de la Loi sur le registre des agents étrangers (Foreign Agents Registration Act). Lors de la conférence de Munich sur la sécurité qui a eu lieu en février, le vice-président J.D. Vance a rejeté la menace d’ingérence étrangère et de désinformation qui pèse sur les démocraties européennes. Et le président Trump s’acoquine désormais avec le président russe Vladimir Poutine, auteur notoire d’actes d’ingérence étrangère et de répressions transnationales.

Au lieu de concentrer son attention sur la lutte contre l’ingérence étrangère, l’administration Trump a plutôt commencé à agresser ses propres détracteurs nés à l’étranger. Les agents de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE) ont détenu et tenté d’expulser et de révoquer les visas d’étudiants et d’enseignants pro-palestiniens en invoquant une loi sur l’immigration et la nationalité de 1952 datant de la guerre froide et contenant une disposition autorisant l’expulsion d’étrangers considérés comme nuisibles à la politique étrangère et aux intérêts de la sécurité nationale des États-Unis. Les autorités frontalières ont également refusé l’entrée d’un chercheur français aux États-Unis parce que son téléphone aurait contenu des messages critiquant l’administration Trump, et les législateurs républicains ont déposé un projet de loi appelant à l’interdiction des visas d’étudiants pour les citoyens chinois. Cette même administration a également invoqué l’Alien Enemies Act de 1798, précédemment utilisée pour détenir les Américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, pour transférer de force et sans inculpation plus de 250 Vénézuéliens dans une prison tristement célèbre du Salvador. L’invocation de dispositions obscures de lois désuètes relève de ce que les juristes qualifient de « légalisme autocratique », c'est-à-dire l’utilisation de lois par un dirigeant démocratiquement élu pour éliminer une société civile dynamique qui pourrait le tenir responsable.

Le légalisme autocratique trumpiste signifie que le Canada n’a pas seulement perdu un allié dans la lutte contre l’ingérence étrangère, mais qu’il s’est aussi attiré un nouveau rival en matière d’ingérence étrangère, à savoir les États-Unis. D’anciens responsables du Service canadien de renseignement de sécurité préviennent désormais que le gouvernement américain pourrait utiliser les médias sociaux pour semer l’agitation au Canada. Les inquiétudes concernant l’ingérence américaine dans la politique canadienne ne sont pas dénuées de fondement. Elon Musk s’est prononcé à plusieurs reprises en faveur du parti politique allemand d’extrême droite et anti-immigration Alternative für Deutschland (AfD), notamment dans un discours vidéo adressé aux partisans du parti quelques semaines avant les plus récentes élections fédérales allemandes. Le Canada pourrait faire face à des mesures similaires, telles que des demandes à des groupes canadiens d’extrême droite favorables aux appels de Trump pour annexer le Canada.

Pour répondre à la menace d’ingérence étrangère, le Canada doit emprunter un chemin novateur en s’alliant avec des démocraties semblables. Le Canada ne peut plus compter sur Washington pour financer les organisations de la société civile qui, depuis des années, s’opposent aux autocrates du monde entier et orientent les réponses mondiales aux actes d’ingérence étrangère. Au lieu de cela, Ottawa et les autres parties prenantes devront soutenir ces groupes elles-mêmes. L’octroi par Affaires mondiales Canada de 1,8 million de dollars pour soutenir le projet d’Access Now « Contrecarrer la répression transnationale et protéger la société à l’ère numérique » constitue un premier pas louable, mais il est possible d’en faire plus. Le Canada doit être prêt à accueillir les citoyens non américains visés par Washington en raison de leurs convictions politiques. Déjà, une étudiante indienne diplômée, recherchée par ICE pour son engagement pro-palestinien à Columbia, s’est réfugiée au Canada. Elle ne sera sans doute pas la dernière. Le Canada doit continuer à dialoguer avec les autres démocraties, comme les États membres de l’UE, afin d’échanger les leçons retenues de la lutte contre l’ingérence étrangère.

Ottawa devrait également continuer à montrer la voie en améliorant ses outils institutionnels et ses réponses à l’ingérence étrangère. Par exemple, le mécanisme d’intervention rapide d’Affaires mondiales Canada continuera à jouer un rôle clé dans l’identification des campagnes de désinformation parrainées par l’État, comme celles qui ont déjà visé Michael Chong et Chrystia Freeland. Les travaux récents du mécanisme de réaction rapide sur une campagne de « camouflage de pourriels » et de « divulgation de données personnelles » visant les personnes parlant le mandarin au Canada ont mis en lumière la manière dont la désinformation alimente les menaces en ligne. La découverte des liens entre la désinformation et la répression transnationale devrait être un élément clé de la réponse permanente du gouvernement canadien à l’ingérence étrangère.

Enfin, le Canada doit donner l’exemple. Il doit trouver un moyen de protéger les libertés civiles des membres de la diaspora tout en ciblant l’ingérence étrangère, sans tenir compte du pays d’origine. Il s’agit là d’un équilibre délicat, car les gouvernements étrangers travaillent souvent avec les populations de la diaspora en diffusant de la désinformation ou en les incitant à contribuer à l’élaboration des politiques dans le pays d’accueil. Dans le cadre des efforts que déploie le gouvernement canadien pour lutter contre l’ingérence étrangère, la Loi sur la lutte contre l’ingérence étrangère (projet de loi C-70) ouvre la voie à la création d’un registre public pour la transparence en matière d’influence étrangère. Le registre obligerait les personnes ou les entités agissant pour le compte d’entités étrangères à rendre leurs activités transparentes pour le gouvernement canadien. Inspiré de la loi américaine sur l’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agent Registration Act) et du système australien de transparence de l’influence étrangère (Foreign Influence Transparency Scheme), le registre canadien constitue en principe un outil raisonnable pour lutter contre l’ingérence.

Toutefois, comme les démocraties robustes peuvent aussi être vulnérables au légalisme autocratique, Ottawa devrait, à titre préventif, mettre en place des contre-mesures afin que les registres et les mesures visant à lutter contre l’ingérence étrangère ne puissent pas être utilisés comme des armes politiques pour faire taire les critiques dont l’opinion ne correspond pas à celle du gouvernement ou de groupes influents de la société. Une fois encore, les politiques trumpistes continuent de servir d’avertissement. L’année dernière, l’American Civil Liberties Union a affirmé que des membres du gouvernement américain cherchaient à autoriser de nouveau l’article 702 de la Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA) afin de « procéder à des perquisitions sans mandat sur la base d’allégations vagues et infondées d’influence étrangère ». Seules les personnes résidant à l’extérieur des États-Unis peuvent faire l’objet d’une surveillance conformément à l’article 702. Toutefois, les partisans d’une réintroduction de l’article 702 soutiennent que l’autorité conférée par cet article pourrait être utilisée pour surveiller des manifestants pro-palestiniens supposément influencés par le groupe armé Hamas et l’organisation politique palestinienne du même nom. En 2020, au plus fort des manifestations du mouvement Black Lives Matter, le FBI a utilisé l’article 702 pour enquêter sur 133 personnes liées aux manifestations, dont certaines étaient américaines. Le ministère de la Justice des États-Unis, sous l’autorité de Trump, pourrait également utiliser la Loi sur le registre des agents étrangers pour inculper des dirigeants et des organisations de protestation pro-palestiniens en tant qu’agents étrangers.

Cette mauvaise utilisation des politiques n’est pas un phénomène exclusivement américain. Les décideurs politiques et les acteurs de la société civile canadiens doivent également veiller à éviter les abus partisans des mesures destinées lutter contre l’ingérence étrangère. Pour ce faire, les décideurs politiques doivent notamment faire une distinction claire entre l’influence étrangère et l’ingérence étrangère. Comme nous l’avons expliqué précédemment, ces deux concepts se situent sur un spectre dont une extrémité et la coercition, et l’autre, la discrétion. D’un côté, on trouve des formes plus bénignes d’influence étrangère, comme l’aide juridique et transparente, et les programmes éducatifs et culturels qui favorisent la puissance douce d’un pays étranger, comme le Programme d’échanges universitaires Canada-Chine organisé en collaboration avec le gouvernement canadien. À l’autre extrémité du spectre se trouvent les formes les plus coercitives d’ingérence étrangère, comme les campagnes de désinformation de camouflage de pourriels, les postes de police non autorisés à l’étranger et la répression transnationale, y compris la répression numérique et physique.

Le gouvernement du Canada, comme tout autre gouvernement, n’a pas l’obligation de se surveiller lui-même. Selon la théorie jeffersonienne, la garantie de la liberté exige une vigilance constante. Il serait donc approprié que la sphère publique, qui se situe entre l’État et l’individu, assure cette fonction de surveillance attentive. Avec l’éviscération par Trump de l’infrastructure de la société civile américaine qui protège les droits de la personne et la démocratie, le Canada a l’occasion d’intégrer les spécialistes du développement, les journalistes, les chercheurs et les autres professionnels qui sont maintenant isolés par leur gouvernement. Il serait naïf de croire qu’on peut stopper complètement l’exode des cerveaux. Cependant, le Canada aurait tout intérêt à posséder sa propre version de l’organisation Freedom House, qui s’est distinguée en documentant les répressions transnationales et la forme la plus coercitive d’ingérence étrangère. Étant donné que le Canada ne peut plus compter sur le réseau de recherche et de surveillance au sud de sa frontière, il devra continuer de cultiver un écosystème intérieur en vue d’aider les décideurs politiques à combattre efficacement l’ingérence étrangère et de tenir les détenteurs du pouvoir responsables de toute utilisation abusive de ces lois.

Diana Fu est professeure agrégée de sciences politiques à la Munk School of Global Affairs & Public Policy de l’Université de Toronto et récipiendaire de la bourse émérite John H. McArthur pour 2024-2025. Emile Dirks est associé principal de recherche au Citizen Lab de l’Université de Toronto.

Diana Fu

Diana Fu, Ph. D., est professeure agrégée à la Munk School of Global Affairs & Public Policy and Political Science de l’University of TorontoElle est chercheuse non-résidente à la Brookings Institution, chercheuse sur la Chine au Wilson Center et chercheuse dans le cadre du programme des intellectuels publics au National Committee on US-China Relations (Comité national sur les relations entre les États-Unis et la Chine).    

Les recherches de Mme Fu portent sur la société civile, la contestation populaire, le contrôle de l’État et la citoyenneté autoritaire en Chine. Elle est l’auteure de l’ouvrage primé Mobilizing Without the Masses:  Control and Contention in China. Actuellement, ses recherches examinent la manière dont le parti-État chinois gouverne la diaspora mondiale à l’étranger, et feront l’objet d’un ouvrage coécrit avec Cambridge University Press.  

Emile Dirks

M. Emile Dirks Phd est associé de recherche principal au Citizen Lab de l’Université de Toronto, où il explore la politique chinoise et l’autoritarisme numérique. Ses travaux sur la surveillance biométrique en Chine ont été couverts par le New York Times et The Economist, entre autres publications, et il est coauteur d’un livre à paraître sur la façon dont la Chine gouverne sa diaspora. 

M. Dirks a témoigné à deux reprises devant la Commission exécutive du Congrès sur la Chine et a été boursier Futures au Mercator Institute for China Studies et associé de recherche à la London School of Economics.