La sécurité énergétique en période d’incertitude : les gains stratégiques d’un partenariat entre le Canada et Taïwan

Windfarm in Taiwan
Une centrale éolienne d’énergie renouvelable sur la côte de Penghu, à Taïwan. | Photo : Getty Images

La forte dépendance de Taïwan à l’égard des importations d’énergie constitue un risque flagrant pour la sécurité nationale, d’autant plus que les tensions avec la Chine ne cessent de croître. La production nationale d’énergie de l’île est négligeable : actuellement, les sources nationales ne représentent qu’environ 3 % de sa consommation énergétique, une situation exacerbée par la décision prise en 2016 d’abandonner progressivement l’utilisation de l’énergie nucléaire.

Taïwan dépend des importations de pétrole, de charbon et de gaz naturel, dont une grande partie est acheminée par des voies maritimes susceptibles d’être perturbées, en particulier la mer de Chine méridionale et le détroit de Taïwan. La Chine pourrait facilement exploiter ce talon d’Achille en imposant un blocus naval. En 2022, Beijing a mené un exercice militaire visant explicitement les ports d’importation de pétrole de l’île, Keelung et Kaohsiung. Si le gouvernement chinois devait s’attaquer à ces ports ou à un autre aspect de la capacité d’importation de Taïwan, non seulement les effets sur ce pays seraient dévastateurs, paralysant effectivement son économie et sa capacité à se défendre, mais ils auraient également des répercussions beaucoup plus larges, étant donné le rôle central de Taïwan dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.

Pour atténuer son insécurité énergétique, Taïwan augmente son approvisionnement en énergies renouvelables en diversifiant ses partenariats énergétiques et en renforçant sa capacité à produire davantage d’énergie à l’intérieur du pays.

Le Canada, en tant que chef de file mondial en matière d’énergie propre, est bien placé pour soutenir ces objectifs ambitieux tout en faisant progresser ses propres aspirations climatiques et en renforçant ses liens dans le domaine de l’énergie avec la région indo-pacifique. Il peut notamment s’associer à Taïwan pour renforcer les capacités dans deux types d’énergie propre : l’énergie éolienne en mer et l’hydrogène, qui sont tous deux à la tête des efforts de décarbonisation à l’échelle mondiale.

La position précaire de Taïwan en matière d’énergie   

Une grande partie des importations énergétiques actuelles de Taïwan provient de régions politiquement instables. Ainsi, près de 60 % du pétrole brut, principale source d’énergie de l’île, provient du Moyen-Orient, en particulier d’Arabie saoudite (31,2 %) et du Koweït (17,8 %). La vulnérabilité de ces expéditions est amplifiée par le fait qu’elles doivent transiter par les points d’étranglement du détroit d’Ormuz, qui est menacé d’un blocus potentiel. Les importations de charbon de Taïwan proviennent de plus en plus de Russie. La proportion de ces importations a triplé au cours de la dernière décennie pour atteindre 12 %, ce qui représente un risque évident compte tenu des liens étroits de la Russie avec la Chine. En outre, les réserves d’énergie de Taïwan sont maigres : elle ne dispose que de l’équivalent de 11 jours de gaz naturel, de 39 jours de charbon et de 146 jours de pétrole. Un blocus maritime de la Chine pourrait paralyser l’économie taïwanaise en quelques semaines.

Certaines décisions de politique intérieure de Taïwan ont encore érodé son autonomie énergétique. Au milieu des années 1980, ses trois centrales nucléaires produisaient environ la moitié de ses besoins en électricité. Cependant, des accidents nucléaires très médiatisés, comme la catastrophe de Tchernobyl en 1986, et une controverse sur une installation locale de traitement des déchets nucléaires ont renforcé le sentiment défavorable à l’égard du nucléaire sur l’île. Le Parti démocrate progressiste (PDP) de Taïwan, créé en 1986, a tiré parti de cette tendance, ce qui lui a permis de se démarquer du Parti nationaliste, ou Kuomintang (KMT), au pouvoir.

Lorsque le PDP a été reconduit à la tête du pays en 2016, il a poursuivi une politique de « patrie dénucléarisée » consistant à fermer progressivement tous les réacteurs nucléaires de Taïwan d’ici à 2025. La production d’énergie nucléaire de Taïwan provient désormais de seulement deux centrales qui fournissent 6 % de son électricité. La politique d’abandon du nucléaire a créé un déficit énergétique largement comblé par l’importation de gaz naturel liquéfié (GNL), accentuant ainsi la dépendance de Taïwan à l’égard des importations.

Pour combler le gouffre énergétique, le gouvernement taïwanais, dans le cadre de la « politique de transition énergétique » de l’ancienne présidente Tsai Ing-wen, a fixé un objectif ambitieux pour 2025 : 20 % d’énergies renouvelables, 30 % de charbon et 50 % de gaz naturel liquéfié. Toutefois, en 2023, les sources renouvelables ne représentaient qu’environ 9,5 % de la production d’électricité. La lenteur de la transition vers les énergies renouvelables, combinée à l’augmentation de la demande, a entraîné des pénuries d’électricité et a ravivé le soutien de l’opinion publique à l’énergie nucléaire. Le parti pronucléaire KMT, qui détient la majorité législative depuis les élections de janvier 2024, fait pression pour modifier la réglementation afin de prolonger la durée de vie des centrales nucléaires existantes.

Le nouveau président taïwanais, Lai Ching-te, a confirmé le plan de son prédécesseur de 2016 visant à déployer 20 gigawatts (GW) d’énergie solaire et plus de 6,7 GW d’énergie éolienne en mer au moyen de partenariats et de politiques de développement nationales. Il s’est engagé à investir l’équivalent de 38 G$ CA (soit 900 G de nouveaux dollars taïwanais) d’ici 2030 dans l’exploration de sources d’énergie de pointe, ce qui ouvre la voie à un partenariat avec le Canada. 

Le Canada : un joueur clé pour l’hydrogène   

Les dirigeants taïwanais ont reconnu les propriétés uniques de l’hydrogène en tant que vecteur énergétique polyvalent et sobre en carbone (voir encadré 1), et le considèrent comme indispensable à la réalisation de leurs objectifs de carboneutralité. Leur objectif est de porter à 12 % la part de l’hydrogène dans la consommation totale d’énergie d’ici à 2050, grâce à une stratégie à deux volets visant à mettre en place une solide chaîne d’approvisionnement. À court terme, Taïwan entend faire équipe avec les principaux exportateurs internationaux d’hydrogène pour combler le déficit d’approvisionnement immédiat, tout en renforçant sa capacité de production nationale. Parallèlement, Taïwan donne la priorité à l’autonomie technologique dans la production d’hydrogène, en privilégiant la localisation des technologies clés, notamment la capture du carbone, les processus de production d’hydrogène et les méthodes d’utilisation efficaces. 


L’hydrogène : le « carburant du futur »

L’hydrogène n’est pas une source d’énergie en soi, mais plutôt un vecteur. À l’instar d’une batterie, il stocke de l’énergie qui peut être libérée ultérieurement pour diverses applications. L’utilisation de l’hydrogène comme carburant nécessite des processus particuliers selon deux catégories principales : l’hydrogène bleu et l’hydrogène vert.

L’hydrogène bleu est dérivé du gaz naturel, mais le processus libère des quantités importantes de dioxyde de carbone. Toutefois, le déploiement de la technologie de capture et de stockage du carbone peut atténuer ces émissions.

L’hydrogène vert est produit par électrolyse, un processus qui divise l’eau (H2O) en hydrogène et en oxygène en utilisant des sources d’énergie renouvelables telles que l’énergie éolienne et solaire. Ne produisant pas d’émissions de gaz à effet de serre, cette méthode est considérée comme l’option la plus durable sur le plan environnemental. Une fois obtenu, l’hydrogène peut être brûlé directement ou mélangé à de l’oxygène dans une pile à combustible pour produire de l’électricité et de la chaleur, alimenter des véhicules et d’autres processus industriels.


Le Canada est bien placé pour soutenir ces objectifs. Le pays se classe parmi les dix premiers producteurs d’hydrogène au monde, avec une capacité annuelle prévue de 212 000 tonnes d’hydrogène vert en 2024, et devrait être le quatrième producteur mondial d’ici 2030, derrière l’Australie (le plus grand producteur d’hydrogène), les États-Unis et l’Espagne. Selon la stratégie fédérale relative à l’hydrogène adoptée en 2020, le pays aspire à se hisser parmi les trois premiers producteurs d’hydrogène propre d’ici à 2050.

Au-delà de sa capacité de production, le Canada dispose également d’une expertise dans les technologies de captage, d’utilisation et de stockage du carbone (CUSC), qui sont essentielles pour atténuer les émissions associées à la production d’hydrogène bleu. Étant l’un des trois seuls pays à disposer d’installations de CUSC à grande échelle pour la production d’électricité et les applications industrielles de grande envergure et détenant 14 % des brevets mondiaux en matière de CUSC, le Canada peut offrir des technologies transférables pour la production d’hydrogène propre à un coût relativement faible.

Les entreprises canadiennes sont également reconnues dans le monde entier pour leur technologie de l’hydrogène et des piles à combustible. Plus de la moitié des autobus à pile à combustible du monde fonctionnent avec des groupes motopropulseurs canadiens, ce qui témoigne de deux décennies d’innovation. Ballard Power Systems, un pionnier de la Colombie-Britannique dans ce domaine, illustre le potentiel de collaboration entre le Canada et Taïwan. L’entreprise est actuellement en pourparlers avec des parties prenantes à Taïwan en vue de la construction du premier autobus à hydrogène de l’île.

Cependant, l’hydrogène n’est pas exempt de critiques. L’hydrogène « bleu », produit à partir de gaz naturel avec capture du carbone, est souvent présenté comme une option écologique. Par contre, des recherches indépendantes révèlent que les taux réels de captage du CO2 sont plus proches de 12 %, ce qui est nettement inférieur aux 80 à 90 % annoncés par l’industrie. L’hydrogène vert offre une option vraiment propre, puisqu’il n’émet pas de CO2 lors de sa production. Néanmoins, son coût de production élevé en fait un produit de niche, représentant moins de 1 % de la production mondiale. Taïwan, dont la capacité en matière d’énergies renouvelables est limitée, pourrait être confrontée à des difficultés pour accroître la production d’hydrogène vert, car celle-ci nécessite un approvisionnement substantiel et constant en électricité renouvelable. 

L’énergie éolienne en mer : une perspective et une expertise partagées   

Le Canada a déjà fait d’importantes percées dans un domaine particulier du secteur des énergies renouvelables de Taïwan, l’énergie éolienne, avec des investissements totalisant près de 3,2 G$ CA au cours des six dernières années. Northland Power, par exemple, dirige le projet éolien en mer Hai Long, d’une puissance de 1 GW, qui devrait être achevé en 2025. D’un coût de 9 G$ CA, Hai Long comprendra 73 turbines capables d’alimenter plus d’un million d’installations industrielles et de foyers taïwanais dès leur mise en service, ce qui en fera l’une des plus grandes installations éoliennes en mer d’Asie.

Bien que le pays ne dispose pas encore de parcs éoliens en mer opérationnels, sa grande expérience en matière d’énergie éolienne côtière constitue une base solide pour le déploiement en mer par Taïwan. Classé au neuvième rang mondial pour la puissance installée en 2022, le secteur florissant de l’énergie éolienne côtière du Canada est l’un des plus importants au monde par habitant. Depuis la première implantation de huit parcs éoliens en 1998, l’énergie éolienne côtière est passée à 337 parcs dans tout le pays, soit au moins 40 fois plus que par le passé. Cette croissance devrait se poursuivre, la capacité devant atteindre 18,17 GW d’ici à 2024 et 27,75 GW d’ici 2029. Les technologies de base des éoliennes, notamment les pales, les générateurs et les systèmes de commande, reposent sur des principes de conception semblables pour les applications côtières et marines, ce qui rend l’expertise canadienne facilement applicable à l’ambition éolienne en mer de Taïwan. 

En outre, les entreprises canadiennes sont à mettre au point des solutions innovantes pour la stabilité et la fiabilité du réseau, cruciales pour l’intégration de sources d’énergie renouvelable à grande échelle telles que les parcs éoliens en mer. L’installation inédite de stockage d’énergie par air comprimé sans combustible de NRStor Inc., conçue pour être intégrée aux parcs éoliens, peut stocker l’énergie éolienne excédentaire et la restituer pendant les périodes de forte demande, ce qui permet d’atténuer les problèmes d’intermittence posés par les énergies renouvelables. 
À long terme, alors que Taïwan entreprend une transformation industrielle pour se doter d’une chaîne d’approvisionnement verte – en particulier pour soutenir sa production nationale de composants d’éoliennes en mer – l’expertise du Canada dans le domaine de l’énergie offre de précieuses possibilités de collaboration à long terme et de mobilisation des capacités de fabrication de pointe de Taïwan.

Naviguer en eaux troubles

Malgré l’important potentiel de coopération entre le Canada et Taïwan, un tel partenariat pourrait être confronté à des enjeux géopolitiques et commerciaux. En ce qui concerne le commerce de l’hydrogène, le Canada doit composer avec une forte concurrence de la part des exportateurs régionaux d’énergie tels que l’Australie, qui investit massivement dans l’augmentation des exportations d’hydrogène vert et dont les coûts de transport sont moins élevés en raison de la proximité géographique. Les alliés est-asiatiques de Taïwan, le Japon et la Corée du Sud, produisent plus de la moitié des piles à combustible à hydrogène du monde, ce qui constitue un partenariat intéressant. Le ministre taïwanais Lai a expressément exprimé son intérêt pour une collaboration avec le Japon dans le cadre d’initiatives liées à l’hydrogène.

De même, le secteur florissant de l’éolien en mer à Taïwan attire d’importants capitaux mondiaux, avec plus de 1 500 investissements approuvés au cours des huit premiers mois de 2023. Cette ruée vers le financement met en évidence l’avantage détenu par des concurrents tels que le Danemark, l’Allemagne et le Japon, qui possèdent tous des décennies d’expérience dans la construction de capacités éoliennes en mer, la mise en place de chaînes d’approvisionnement matures, la formation d’une main-d’œuvre qualifiée et le déploiement de technologies concurrentielles sur le plan des coûts.

Le Canada se heurte à un autre obstacle, d’ordre national. Bien que le pays soit l’un des principaux producteurs et exportateurs d’énergie, la commercialisation de son énergie a toujours posé problème. Par exemple, en raison de la capacité limitée des pipelines pour transporter le pétrole et le gaz des zones de production vers les ports côtiers, plus de 90 % de ses exportations d’énergie sont destinées aux États-Unis.

Des goulets d’étranglement semblables pourraient entraver la commercialisation d’énergies propres par le Canada si les investissements nécessaires dans les infrastructures ne sont pas réalisés. Les pipelines, les installations de stockage et les véhicules existants sont principalement conçus pour les combustibles fossiles tels que le pétrole et le gaz. Le transport des énergies propres, en particulier de l’hydrogène, nécessite une refonte des chaînes de valeur existantes, de la production et du stockage jusqu’au transport et aux applications finales, ce qui implique des investissements substantiels dans de nouvelles infrastructures et technologies. Le Canada risque de passer à côté du marché mondial florissant de l’énergie propre, y compris des débouchés à Taïwan, s’il ne parvient pas à moderniser et à renforcer son infrastructure énergétique.

La sécurité énergétique de Taïwan : un enjeu de taille

La sécurité énergétique de Taïwan est inextricablement liée au maintien de sa prospérité économique et de son leadership technologique mondial. Les secteurs clés de l’île, en particulier celui des semi-conducteurs, sont très gourmands en énergie. La demande mondiale pour l’IA entraîne un besoin insatiable de semi-conducteurs de pointe, et la capacité de Taïwan à répondre à cette demande dépend essentiellement de sa capacité à résoudre ses problématiques énergétiques.

L’enjeu est d’autant plus important que Taïwan représente actuellement plus de 60 % de la production mondiale de semi-conducteurs et produit plus de 90 % des semi-conducteurs les plus évolués utilisés dans des technologies essentielles telles que l’IA, les téléphones intelligents 6G et les véhicules autonomes.

Le Canada, qui s’est engagé à renforcer les liens dans la région indo-pacifique et qui possède une expertise dans le domaine des technologies énergétiques propres, se voit offrir une excellente occasion d’approfondir sa collaboration avec Taïwan dans ce secteur crucial. La signature récente d’Accords sur la promotion et la protection des investissements étrangers, un avantage partagé par seulement quelques pays occidentaux, accorde non seulement aux investisseurs canadiens dans le domaine de l’énergie un avantage considérable sur le marché taïwanais, mais revêt également une importance symbolique, car elle renforce la confiance des industries canadiennes et taïwanaises dans l’idée d’une collaboration plus poussée. En outre, le cadre de collaboration sur la résilience de la chaîne d’approvisionnement approuvé par les deux parties souligne leur engagement commun à établir des chaînes d’approvisionnement sûres et durables, renforçant ainsi la collaboration sur les carburants propres, les énergies renouvelables et l’objectif de carboneutralité.

• Edité par Erin Williams, gestionnaire principale de programme, Vina Nadjibulla, vice-présidente recherche et stratégie, et Ted Fraser, rédacteur principal, FAP Canada

Karen Hui

Karen Hui est chercheuse-boursière au sein de l'équipe Grande Chine de la Fondation Asie-Pacifique du Canada. Titulaire d'une maîtrise en sociologie de l'Université chinoise de Hong Kong, elle se spécialise dans la recherche politique et universitaire liée au développement social sous des angles critiques, en particulier le travail, les mouvements sociaux, la santé publique et la chaîne d'approvisionnement.

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