Le Canada saura-t-il s’adapter à la transformation de l’environnement commercial en Asie? Quatre mégatendances qui transformeront le commerce mondial et leur incidence sur les politiques

Représentants du G7 à la réunion des ministres du Commerce du G7 à Osaka, au Japon.

Le commerce mondial évolue. Il est secoué par des pressions internationales et nationales, y compris des tensions sur le plan de la sécurité, des fardeaux imposés par les changements climatiques et des innovations technologiques radicales. La concurrence en matière de sécurité intensifie les échanges commerciaux entre des « blocs » de pays et modifie la dynamique commerciale de longue date. Les conflits en Europe et au Moyen-Orient se font ressentir dans les chaînes d’approvisionnement déjà retardées par la pandémie de COVID-19. Les pays font appel à des mesures environnementales pour restructurer la production et le commerce. Et les changements technologiques accélèrent la facilitation du commerce tout en créant de nouveaux défis pour les pays qui n’ont pas encore bien réglementé leurs économies numériques.  

Ces défis se traduisent par des obligations, des fardeaux et des attentes pour les pays comme le Canada, qui dépend fortement du commerce mondial pour stimuler sa croissance et sa prospérité économiques. Le Canada doit se préparer à composer avec un environnement commercial mondial de plus en plus contesté, compliqué et divisé où il deviendra toujours plus coûteux de s’investir, de négocier et de chercher à tirer des bénéfices.  

Quatre mégatendances qui dominent le commerce mondial :  

Premièrement, la concurrence en matière de sécurité entre les États-Unis et la Chine continue d’assombrir le système commercial, ce qui influe sur les partenariats économiques régionaux. Cette rivalité tenace est exacerbée par des politiques industrielles musclées que les deux pays et d’autres puissances (comme l’Union européenne) ont mises en place et qui bouleversent encore plus les modèles commerciaux. L’«amilocalisation » et l’externalisation proche pourraient prendre de la vitesse malgré les difficultés, et des pays comme le Mexique, la Corée du Sud, la Thaïlande et le Vietnam pourraient en bénéficier de manière disproportionnée.  

Or, les effets négatifs pourraient également se répandre, alors que la concurrence s’intensifie dans les secteurs liés aux semi-conducteurs, à l’intelligence artificielle (IA) et aux véhicules électriques. La lutte pour accroître les capacités de fabrication des puces électroniques aura des répercussions dans tous les secteurs ainsi que sur les innovations technologiques et la transition climatique. La restructuration de l’économie mondiale en « blocs » pourrait réduire le PIB mondial au cours des prochaines années.  

Deuxièmement, outre la concurrence entre les États-Unis et la Chine, d’autres lignes de faille géopolitiques (Ukraine, Moyen-Orient et mer de Chine occidentale) imposeront des contraintes supplémentaires au commerce mondial. Le commerce entre les régions ralentit à mesure que le commerce intrarégional prend de l’ampleur. L’Asie du Sud-Est, en particulier, continue de bénéficier de cette dynamique, du moins pour l’instant. Les tarifs douaniers et les mesures de contrôle des exportations des États-Unis poussent les multinationales à transférer leurs activités manufacturières de la Chine vers l’Asie du Sud-Est, ce qui stimule les investissements directs étrangers et crée plus d’emplois.  

Les entreprises s’adaptent à cette nouvelle réalité en reconfigurant les chaînes d’approvisionnement transfrontalières, en réduisant les coûts, en repensant le financement des entreprises, en décentralisant l’innovation dans certains marchés, en réorganisant certaines fonctions comme l’embauche, en réévaluant leur exposition aux points chauds géopolitiques et en développant de nouvelles sources de revenus. Pour mieux gérer les risques, les entreprises devront de plus en plus chercher à comprendre la façon dont les pays de l’Indo-Pacifique, qui n’ont jamais constitué des pions importants de l’échiquier commercial mondial, mènent leurs activités. Les gouvernements et les entreprises doivent également comprendre que la sécurité économique est essentielle et mettre au point une stratégie visant à préserver et à protéger leur résilience compte tenu des événements géopolitiques imprévisibles.  

Troisièmement, les structures, les tensions et les préférences relatives aux échanges commerciaux orientent la transition énergétique en cours, en plus d’entrer parfois en conflit avec celle-ci, alors que les pays élaborent des politiques pour atténuer les changements climatiques. Les changements climatiques ont déjà une incidence sur le commerce. Les entreprises doivent adopter des modèles d’affaires à faibles émissions de carbone pour devenir ou demeurer concurrentielles à l’échelle mondiale. La durabilité suivra de plus en plus les conditions du marché et fera partie du coût d’exploitation. De nouvelles possibilités d’investissement accompagnent les mesures d’atténuation des changements climatiques. Certains pays développés mettent en œuvre des politiques environnementales liées au commerce de façon stratégique, en y intégrant des exigences de mesure et de vérification de l’empreinte environnementale des importations.  

Ces fardeaux pèsent sur les épaules des partenaires commerciaux mal préparés et mécontents. Il sera donc important que les gouvernements, les entreprises et les groupes d’intérêts traitent de conformité, puisque les politiques comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’Union européenne deviendront monnaie courante. Le MACF, qui est pour ainsi dire une taxe sur les importations européennes énergivores, vise à veiller à ce que les fabricants locaux qui produisent des biens semblables ne soient pas désavantagés par les normes nationales élevées. 

Cela dit, les mesures comme le MACF pourraient également encourager les économies en développement (et leur procurer des avantages) à décarboniser leurs activités plus rapidement et à saisir les occasions qui se présentent dans le domaine des énergies à faible teneur en carbone, comme l’hydrogène vert, la production d’engrais, l’utilisation de panneaux solaires, etc. Pour terminer, le commerce jouera un rôle crucial dans la circulation des minéraux critiques, en particulier en raison de leur concentration géographique, afin de faciliter l’adoption des technologies énergétiques propres qui visent à résoudre les problèmes comme la pollution, les émissions de carbone et l’électrification.  

Quatrièmement, la technologie favorise et restreint le commerce mondial. Même si les technologies numériques constituent l’un des principaux moteurs du secteur commercial, la plupart des pays ne réglementent toujours pas leurs répercussions intérieures et extérieures. Les mesures relatives au commerce numérique doivent être les mêmes pour tous les pays; cet enjeu gagnera en importance à mesure que les pays adopteront des lois sur des sujets comme les données, l’IA, la cybersécurité et la concurrence numérique, ce qui pourrait toucher le commerce numérique.  

Pour qu’ils puissent bénéficier des services numériques, les pays en développement doivent créer et soutenir des marchés numériques et fournir un soutien politique adéquat en matière de confidentialité, de protection des consommateurs et de cybersécurité à mesure que les entreprises passent au numérique. Parallèlement, les pays en développement devront également soutenir le passage au numérique à grande échelle en donnant accès aux services à large bande. L’IA accélère déjà les processus commerciaux, notamment en simplifiant davantage la gestion des chaînes d’approvisionnement en améliorant la planification des stocks, la production et la distribution. L’IA pourrait également transformer la planification logistique et les services connexes en les déplaçant dans des régions qui conviennent mieux à la production.

Représentants du G7 à la réunion des ministres du Commerce du G7 à Osaka, au Japon | © European Union, 2024, P062136-895370, CC BY 4.0

 

Que laissent présager ces tendances pour le commerce mondial?

Ces quatre tendances pourraient fragmenter davantage l’économie mondiale à mesure que les liens et les relations s’atténuent entre certains « blocs » de pays, et non au sein de ceux-ci. Cette situation donnera probablement lieu à une « remondialisation », ce qui aura pour effet de fractionner l’économie mondiale en régions extrêmement concurrentielles au sein desquelles les échanges commerciaux et les investissements seront concentrés, et les règles commerciales, harmonisées. Les tensions sur le plan de la sécurité et les difficultés macroéconomiques obligent les pays à miser sur les régions qui constituent d’importants centres et corridors commerciaux ou qui le seront sous peu, modifiant au passage les chaînes d’approvisionnement.  

La diversification des échanges commerciaux pour des raisons de sécurité accélère la formation de nouveaux réseaux régionaux entre des partenaires « de confiance » qui partagent des préoccupations sur le plan de la sécurité et de l’économie. Cette réalité pourrait engendrer des problèmes pour le Canada, qui cherche à équilibrer ses relations avec les autres pays et non à prendre parti. L’amilocalisation et l’externalisation proche modifient les structures commerciales alors que les pays repensent les partenariats économiques pour atténuer les divers risques.  

Les entreprises semblent également s’adapter à la nouvelle réalité après avoir absorbé les chocs de la pandémie, des guerres en Ukraine et à Gaza, des tensions dans la mer de Chine méridionale et des querelles sur les tarifs douaniers entre les États-Unis et la Chine. Les pays comme les Émirats arabes unis et Singapour, dont les infrastructures commerciales sont solides et complexes, en bénéficieront.  

La régionalisation pourrait reprendre de la vigueur et se traduire par de possibles coûts et compromis pour les partenaires non régionaux, comme le Canada, qui semblent éloignés sur les plans stratégiques et institutionnels. Le fait que le Canada accorde de nouveau la priorité aux échanges commerciaux avec les États-Unis est une chose positive, mais cette stratégie ne doit pas empiéter sur le resserrement des liens commerciaux dans la région de l’Indo-Pacifique 

Les récentes politiques industrielles adoptées par la Chine, l’Union européenne et les États-Unis alimentent davantage la volatilité géopolitique. D’autres puissances, comme l’Inde, sont toujours meurtries par la pandémie, la crise climatique actuelle et les difficultés persistantes au sein des chaînes d’approvisionnement. Les règles de l’Organisation mondiale du commerce limitent généralement la façon dont les pays font appel aux politiques et aux subventions pour soutenir certains secteurs d’activités au sein de leurs frontières en vue d’accroître les exportations.  

Or, l’application sélective de ces règles commerciales, attribuable à l’essor et à l’expérience économiques de la Chine, modifie le contexte de ces efforts. Ce sont généralement des questions de sécurité nationale qui sous-tendent l’adoption de ces politiques, puisque certains biens et services pourraient être utilisés comme une arme par des partenaires commerciaux. Selon Global Trade Alert, en 2023, les pays ont eu recours à plus de 2 500 interventions politiques qui ont faussé les échanges et qui se sont révélées discriminatoires.  

Facteurs importants pour le Canada  

Cette fois-ci, ces interventions ciblées ne sont pas uniquement motivées par des facteurs économiques, mais par un désir de renforcer la résilience, de protéger la sécurité nationale et de faire progresser les mesures d’atténuation des changements climatiques. La résilience, la reconstruction et la durabilité constituent maintenant des objectifs clés en matière de commerce. Ces efforts interventionnistes considérables visant à relancer et à restructurer certains secteurs sont difficiles pour les pays comme le Canada, qui dispose d’une capacité fiscale limitée. Le Canada et d’autres économies plus petites trouveront ces politiques irréalistes et hors de prix et devront faire appel à d’autres mesures pour rivaliser.  

Comment ce scénario influence-t-il les activités des pays qui dépendent des échanges commerciaux, comme le Canada? En plus d’investir des capitaux pour aider divers secteurs stratégiques, le Canada doit prendre l’initiative de rédiger, de négocier et d’intégrer de nouvelles formes d’accords commerciaux avec d’autres partenaires commerciaux « aux vues similaires », y compris l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Corée du Sud et le Royaume-Uni, ainsi qu’avec des pays en développement, notamment le Brésil, l’Indonésie, la Malaisie, le Mexique et les Philippines, afin d’aider à relancer et à consolider la structure des échanges.  

Ces pays ont la possibilité de mener des initiatives commerciales maintenant que les États-Unis, la Chine et l’Union européenne sont peu enclins à chercher des solutions multilatérales pour résoudre les difficultés commerciales abordées ci-dessus. Les États-Unis refusent de collaborer en raison des difficultés politiques, tandis que l’unilatéralisme commercial et technologique de l’Union européenne nourrit le ressentiment de ses partenaires, qui respectent à contrecœur les règles européennes. On ne peut faire confiance à la Chine pour diriger ou mettre en œuvre des solutions commerciales multilatérales, et ce, malgré l’intérêt de Beijing.  

Cette situation permet à d’autres pays d’explorer la mise en place de nouveaux accords sur des questions commerciales liées au commerce numérique, à l’économie verte et à l’IA, par exemple, en vue de faire progresser des objectifs communs. Les solutions commerciales bilatérales, comme l’accord sur l’économie verte conclu entre Singapour et l’Australie, pourraient constituer des modèles et des exemples viables. Le Canada pourrait tirer parti de ce genre d’accords bilatéraux souples et à durée indéterminée, qui facilitent le commerce et les investissements écologiques dans tous les secteurs, pour réduire les émissions.  

Il y a urgence de coordonner les règles et les normes commerciales alors que les effets extraterritoriaux des politiques comme le MACF, le Règlement général sur la protection des données et le règlement contre la déforestation de l’Union européenne ne cessent d’imposer de nouvelles exigences réglementaires aux entreprises. Les questions liées aux changements climatiques et à la sécurité nationale sont à l’origine de la multiplication de ce type de mesures. La compétitivité des entreprises et des économies deviendra liée à l’adoption de règles et de normes commerciales coordonnées qui aident les entreprises à exporter leurs biens et services.   

Le Canada devra s’adapter habilement à ce paysage complexe. Le commerce a grandement évolué et, pour suivre son évolution, il faudra fixer et corriger les conditions qui permettent aux pays d’échanger des biens et des services, définir une réglementation nationale adéquate pour régler les problèmes et utiliser ces mesures et notre puissance commerciale pour obliger les autres pays à les respecter.  

Le commerce, qui joue un rôle primordial dans la stratégie pour l’Indo-Pacifique d’Ottawa, repose sur des initiatives comme les missions commerciales, les corridors commerciaux et les accords avec l’Inde, l’Indonésie et d’autres économies asiatiques. Ces mesures sont nécessaires, mais insuffisantes pour une région où le commerce est essentiellement stratégique et influencé par des questions liées à la sécurité, aux changements climatiques et à l’évolution technologique. La politique commerciale du Canada doit tenir compte de ses objectifs de transition climatique, de ses préoccupations et de ses intérêts en matière de sécurité ainsi que de ses progrès technologiques, en plus de chercher à les faire avancer. C’est le minimum à accomplir.  

Karthik Nachiappan

Karthik Nachiappan est chercheur à Institute of South Asian Studies de la National University of Singapore, et chercheur principal non-résident au Macdonald-Laurier Institute (Ottawa). Ses recherches portent sur la géoéconomie de l’Inde, sur les répercussions de questions telles que le commerce, la technologie et le changement climatique sur la politique étrangère indienne et sur la manière dont les positions de l’Inde sur ces questions influencent la dynamique de la sécurité dans la région indo-pacifique. Il est l’auteur de Does India Negotiate? (dont la traduction en français serait « L’Inde négocie-t-elle? ») (Oxford University Press, 2020).

Strategic Reflections: APF Canada Analysis of Canada’s Indo-Pacific Strategy One Year After Implementation