Les élections thaïlandaises du 14 mai seront une bataille entre deux ennemis de longue date : les partis de l’établissement militaro-royaliste et les partis d’opposition prodémocratie plus populistes qui remettent en cause le statu quo. Parmi les principaux candidats, on trouve le premier ministre en exercice, Prayut Chan-o-cha, qui s’est emparé du pouvoir en 2014 à la suite d’un coup d’État militaire. L’un de ses principaux adversaires est Paetongtarn Shinawatra, qui est à la tête du parti populiste Pheu Thai. Il convient également de surveiller Pita Limjaroenrat, dont le parti progressiste, Move Forward (« Aller de l’avant »), est relativement nouveau et le plus enclin à s’attaquer les institutions politiques thaïlandaises bien ancrées, telles que l’armée et la monarchie.
Si l'on en croit les derniers sondages, les populistes et les progressistes pourraient remporter les élections. Dans un sondage réalisé entre le 24 avril et le 3 mai auprès de plus de 114 000 électeurs potentiels, plus de 38 % a indiqué qu’ils voteraient pour le parti Pheu Thai, tandis que 28 % ont déclaré qu'ils choisiraient le parti Move Forward. Un autre sondage récent reflète largement ces résultats et montre que les partis d’opposition sont en tête.
Néanmoins, les caractéristiques structurelles du système politique thaïlandais pourraient permettre à l'un des partis proarmée et royalistes de nommer le prochain premier ministre, même si les populistes et les progressistes l'emportent dans les urnes.
Quels sont les principaux candidats en lice la semaine prochaine et à quel point les partis de l’opposition doivent-ils être efficaces pour maintenir le statu quo ?
Partis favorables à la royauté et soutenus par l’armée
Le premier ministre Prayut Chan-o-cha est arrivé au pouvoir à la suite du putsch de 2014. Il a gouverné pendant cinq ans à la tête du parti proarmée et royaliste Palang Pracharath Party (PPRP). À la suite des dernières élections de 2019, le parlement l’a nommé premier ministre civil après que le PPRP, soutenu par l’armée, a formé un gouvernement de coalition.
Mais le PPRP se présente aux prochaines élections sans Prayut. En effet, au début de l’année 2023, Prayut a fait défection du PPRP pour rejoindre le Parti de la nation thaïlandaise unie (United Thai Nation) (UTN), un autre parti proarmée et royaliste qui a été créé en mars 2021. Les motivations de Prayut pour intégrer l’UTN restent sujettes à spéculation, étant donné qu'il y a peu de différences idéologiques entre le PPRP et l'UTN. Toutefois, on suppose que ce dernier a estimé qu'il avait plus de chances de rester Premier ministre s'il se rangeait du côté de l'UTN.
Prayut se trouve face à une bataille difficile ; sa popularité est en baisse en raison de l'inflation élevée et de sa mauvaise gestion de la pandémie de COVID-19. Les électeurs pourraient également lui reprocher la faiblesse de la reprise économique thaïlandaise après la pandémie, l'une des plus faibles de l'Asie du Sud-Est. Le pays a enregistré une croissance du PIB de seulement 2,6 % en 2022.
Le chef actuel du PPRP, le général Prawit Wongsuwon, qui occupe le poste de vice-premier ministre depuis 2019, a été désigné comme candidat du parti au poste de premier ministre. Cette désignation fait de Prayut et de Prawit, anciens alliés de longue date, des concurrents en lice pour le poste de premier ministre.
Les partis populistes et progressistes
Les principaux rivaux des partis actuels et anciens de Prayut sont le parti Pheu Thai (PT), dirigé par Paetongtarn Shinawatra, et le parti Move Forward (MF), dirigé par Pita Limjaroenrat.
Paetongtarn est issue d'une dynastie politique. Son père, Thaksin Shinawatra, a fondé le parti Thai Rak Thai, aujourd'hui dissous, et a été Premier ministre de 2001 à 2006, date à laquelle il a été renversé par un coup d'État militaire. Il tirait une grande partie de son soutien politique des communautés rurales. La tante de Paetongtarn et sœur de Thaksin, Yingluck Shinawatra, est devenue premier ministre en 2011 avec la même base de soutien, mais a également été évincée lors du coup d'État militaire de 2014 mené par Prayut et ses alliés. Thaksin et Yingluck vivent tous deux en exil et ont été accusés de corruption. Leurs partisans pensent que ces accusations sont motivées par des considérations politiques. Comme son père et sa tante, Paetongtarn et le PT s'appuient en grande partie sur les communautés agricoles rurales.
Le parti Move Forward est la réincarnation du parti Future Forward (« Nouvel Avenir »), qui a été créé en 2018 et a remporté 81 des 500 sièges du parlement lors des élections de 2019. Cependant, son leader de l'époque, Thanathorn Juangroongruangkit, a été disqualifié du parlement parce qu'il détenait des parts dans une société de médias pendant l'élection. En 2020, le parti a été contraint de se dissoudre après qu'il a été découvert qu'il avait accepté de l'argent de Thanathorn.
Malgré ce revers, l'idéologie progressiste du parti et nombre de ses membres ont persévéré, ce qui a conduit à la formation du parti Move Forward, avec Pita Limjaroenrat à sa tête. Diplômé de Harvard et du MIT, Pita est le neveu d'un ancien proche collaborateur du père de Paetongtarn. Le nouveau parti a attiré un nombre considérable de partisans, en particulier parmi les jeunes Thaïlandais et dans les centres urbains du pays. Move Forward fait pression pour une réforme de la loi de lèse-majesté, ou loi sur « l'insulte royale », qui a été élargie pendant le mandat de Prayut pour faire taire l'opposition et réprimer la réaction populaire croissante contre la monarchie thaïlandaise.
La loi de lèse-majesté, ou article 112 du code pénal thaïlandais, stipule que les commentaires diffamatoires, insultants ou menaçants à l'égard du roi, de la reine ou du régent sont passibles d'une peine de trois à quinze ans de prison. L'engagement de Move Forward à abroger cette loi est l'une des principales positions qui le distinguent des autres grands partis pro-démocratiques, y compris le Pheu Thai. Malgré la pression exercée par les militants, le Pheu Thai est resté vague sur la question, ce qui pourrait entraver ses efforts pour rejoindre un éventuel gouvernement de coalition avec d'autres partis progressistes comme Move Forward. Move Forward a également fait part de son aspiration à créer une culture politique dépourvue d'achat de votes, de politique de patronage et de dynasties politiques, des convictions qui seront populaires auprès de certains électeurs.
Le sentiment public qui contribue à alimenter la dynamique actuelle de Move Forward se reflète dans la vague de protestations qui a balayé le pays en 2020-21. Depuis juillet 2020, les autorités thaïlandaises ont inculpé plus de 1 800 militants pro-démocratie, partisans de l'opposition et détracteurs du gouvernement pour avoir participé à des manifestations politiques pacifiques ou simplement exprimé leurs opinions. Parmi les personnes inculpées figurent plus de 280 enfants, dont 41 âgés de moins de 15 ans. Le gouvernement a récemment reporté la mise en œuvre de dispositions cruciales d'une loi visant à prévenir la torture et la détention arbitraire. Cette décision peut laisser penser que les autorités ont l'intention de maintenir toutes les mesures disponibles pour réprimer les manifestations avant — et peut-être après— les élections.
L'avantage intrinsèque du statu quo
Le prochain premier ministre thaïlandais sera élu par un corps de 750 législateurs : 500 à la chambre basse et 250 au Sénat. Pour devenir premier ministre, un candidat doit obtenir au moins 376 de ces voix, ainsi que l'approbation officielle du roi. Les partis d'opposition ont exprimé leur frustration face à la composition "non démocratique" du Sénat thaïlandais. En effet, la constitution de 2017, adoptée par les partis proarmée actuels, accorde aux partis soutenus par l'armée un avantage injuste en ce sens qu'elle permet aux militaires de choisir les 250 sénateurs.
Par conséquent, les partis d'opposition, malgré leurs bons résultats dans les sondages, sont confrontés à un handicap structurel. Le seul moyen d'y parvenir est de s'assurer une victoire suffisante pour éviter un véto en remportant plus de 375 des 500 sièges de la chambre basse pour équilibrer le vote du Sénat, au lieu d'une simple pluralité de 251 sièges, afin de former un gouvernement. En revanche, les partis proarmée n'auraient besoin que d'un tiers de ce nombre –126 des 500 sièges de la chambre basse– pour rejoindre les 250 sièges du Sénat nommés par les militaires afin de choisir le prochain premier ministre.
Si ce dernier résultat se concrétise, il pourrait être une source de tensions postélectorales. Les manifestations prodémocratie de 2020 et 2021 et les derniers sondages indiquent que de nombreux électeurs souhaitent un nouveau dirigeant, qui ne soit pas aligné sur l’établissement militaire traditionnel. Cependant, les votes antiétablissement sont susceptibles d'être divisés entre Move Forward et Pheu Thai, ce qui rend probable la formation d'un gouvernement de coalition.
Les partis soutenus par l'armée ont annoncé qu'ils pourraient former une coalition entre eux si aucun d'entre eux n'obtient la majorité. Move Forward reste fermement opposé à la formation d'une coalition avec les partis soutenus par l'armée afin d'éviter toute « fusion entre blocs ». Néanmoins, certains spéculent que le Pheu Thai pourrait rompre avec d'autres partis d'opposition comme Move Forward et rejoindre le PPRP soutenu par les militaires pour former un gouvernement de coalition. Quel que soit le parti ou la coalition qui émergera pour diriger la Thaïlande, il devra probablement gérer un électorat fortement divisé, une opposition féroce et des questions épineuses concernant l'avenir des institutions les plus enracinées du pays.