L'opportunité pour Ottawa de réinitialiser ses relations avec le Sri Lanka

Canada and Sri Lanka flags combined as display

Les élections parlementaires sri-lankaises du 14 novembre n'ont pas fait la une des journaux au Canada, ni suscité de déclaration de la part des responsables à Ottawa. Cela est regrettable, compte tenu que ces élections ont marqué un tournant majeur dans la démocratie d'un pays où, malgré un siècle d'élections régulières, celle-ci n'a pas toujours été assurée. Tandis que l'élection présidentielle américaine du 5 novembre a capté toute l'attention, les enjeux politiques internes au Canada ont aussi contribué à ce silence des autorités. L'approche myope du Canada envers le Sri Lanka rappelle le danger de la complaisance en matière d'affaires étrangères.

Avec le retour imminent de Donald Trump à la Maison-Blanche, nos relations avec les États-Unis seront confrontées à plus d'enjeux qu'auparavant. 
Comprendre et interagir avec le monde au-delà de notre continent prendra une nouvelle importance. Conséquemment, nous aurons besoin de relations bilatérales solides et réalisables là où nous serons en mesure de les établir, surtout en Asie-Pacifique.

Les élections au Sri Lanka - la plus ancienne démocratie en Asie - étaient significatives et méritaient notre intérêt. La gouvernance de ce pays insulaire compte dans la région et au-delà. Le pays occupe une position stratégique, avec 40% des flux des échanges commerciaux internationaux passant à quelques kilomètres des côtes sud du Sri Lanka; d'ailleurs, Colombo est le plus important port de l'Asie du Sud. Le pays est aussi sujet aux rivalités Chine-Inde et Chine-États-Unis, avec toutes les complications que cela implique. Le Sri Lanka a aussi vécu des décennies de tensions ethniques et politiques semant la discorde et a enduré une guerre civile brutale (1983-2009) qui l'a mis à l'agenda international. Cependant, la seule mention du Sri Lanka au Canada était une ligne dans sa stratégie pour l'Indo-Pacifique, où est soulignée la situation des droits humains et la nécessité d'aborder les violations commises durant la guerre civile.

Les électeurs sri-lankais tentent de tourner la page

De manière inattendue jusqu'à récemment, les électeurs sri-lankais ont collectivement tourné le dos aux politiciens dynastiques, aux élites traditionnelles et aux politiques chargées racialement qui étaient responsables depuis des décennies des tragédies et du désarroi du pays. Suite aux protestations de masse de 2022 qui ont chassé le président Gotabaya Rajapaksa du pouvoir, la coalition du parti de gauche National People's Power (NPP) a remporté les deux tiers des sièges, passant de 3% en 2020 à 61% en 2024. Ces résultats ont suivi la victoire remarquable du candidat du NPP, Anura Kumara Dissanayake (AKD), aux élections présidentielles de septembre 2024. Son parti, le Janatha Vimukthi Peramuna (JVP), était auparavant un groupe constitué de révolutionnaires marxistes à majorité cingalaise qui a tenté violemment de renverser le gouvernement au pouvoir à deux reprises : en 1971 et durant l'insurrection sanglante de 1987-1989. La deuxième insurrection a été déclenchée au sud du Sri Lanka alors que les "Tigres de libération" de l'Eelam tamoul luttaient pour l'indépendance dans le nord et l'est du pays. Bien que les origines d'AKD soient marxistes, aujourd'hui presque personne n'utilise ces termes pour parler de lui.

Le parti NPP a remporté 21 des 22 sièges des districts électoraux, y compris Jaffna, le cœur du Tamil. À ce niveau, le parti a dépassé les partis tamouls traditionnels, qui étaient perçus comme ne soutenant pas les populations locales, bien que leur rhétorique nationaliste résonnât auprès de certains, y compris au sein des communautés tamoules à l'étranger, dont le plus grand nombre en dehors du Sri Lanka se trouve au Canada.

Il faut noter que les élections parlementaires de novembre n'étaient pas basées sur les discours clivants et les connotations racistes qui ont défini la campagne présidentielle de 2019 de Gotabaya Rajapaksa, ainsi que celles qui l'ont précédée.  Une interprétation serait qu'une partie de l'électorat dans l'ensemble du pays s'est lassée des politiques ethnonationalistes, bien que celles-ci restent attrayantes. 

Il est certain que l'antagonisme mondial de l'après-Covid-19 envers les dirigeants sortants a également contribué à la victoire du parti NPP. Parallèlement, l'abstention des dirigeants des partis au pouvoir d'accepter le changement du paysage politique depuis la crise économique de 2022 a joué un rôle. Cependant, pour le parti NPP, gouverner au milieu de la volatilité internationale, de crises économiques prolongées et d'enjeux sociétaux inévitables sera différent que mener sa campagne. 

Ceci dit, le nouveau gouvernement a devant lui une opportunité de diriger le pays loin de la tragédie qu'a été sa gouvernance depuis son indépendance. Son action en matière de réforme politique sera un bon indicateur. De telles réformes comprennent l'abolition de la présidence exécutive, le remplacement de la loi draconienne sur la prévention du terrorisme (bien qu'il existe déjà des signes que le NPP reste indécis sur ce point) en plus d'actions substantielles sur la réforme de la gouvernance, ce qui nécessitera du leadership et l'épuisement du capital politique. Tandis que les questions sur la responsabilité du temps de la guerre et la réconciliation de l'après-guerre au nom de la minorité tamoule, seuls sujets suscitant l'intérêt du Canada au Sri Lanka, restent à ce jour à peine mentionnées par le NPP, ces sujets ne disparaîtront pas. 

Parallèlement, le nouveau gouvernement essaiera de remettre l'économie sur la bonne voie et de créer des opportunités pour ses supporters, issus de communautés marginalisées qui ont été le plus durement touchées par la crise économique et les mesures d'austérité requises pour réaliser le plan de sauvetage du FMI visant à sortir le Sri Lanka de l'effondrement financier.

Réinitialiser les relations entre Ottawa et Colombo

Le peu d'attention médiatique et l'absence quasi totale de réaction officielle du Canada à l'égard des récents développements démocratiques au Sri Lanka contrastent fortement avec l'intérêt porté au pays durant les conflits civils et les catastrophes naturelles des décennies précédentes. Les élections parlementaires de novembre n'ont fait l'objet d'aucun reportage de CBC News. Si des contraintes de ressources peuvent expliquer ce manque de couverture, ces mêmes contraintes n'ont pas empêché l'envoi de correspondants à Colombo suite aux attentats du dimanche de Pâques en 2019.

Justin Trudeau est le seul chef de gouvernement actuel à émettre un communiqué annuel pour commémorer les émeutes anti-tamoules de 1983 du "Black July" au Sri Lanka. Cependant, ni le Premier ministre ni sa ministre des Affaires étrangères n'ont commenté les récentes élections, peut-être par incertitude quant aux avantages ou inconvénients politiques internes d'une telle déclaration.

Quelles implications les récents développements au Sri Lanka ont-ils pour le Canada dans le contexte actuel de turbulences et de changements ? Il est temps de réinitialiser les relations avec le Sri Lanka pour s'aligner avec les autres pays et illustrer l'engagement du Canada envers l'Indo-Pacifique, particulièrement envers les démocraties de longue date. Dans les premières décennies suivant l'indépendance du pays, le Canada était un partenaire bilatéral solide, avec des investissements majeurs en infrastructures et en éducation. Les premiers ministres St-Laurent, Diefenbaker et Pierre Trudeau se sont tous rendus dans le pays. La visite de Paul Martin début 2005 pour évaluer les dégâts de l'après-tsunami était la dernière visite d'un premier ministre canadien au Sri Lanka. La visite du ministre des Affaires étrangères Stéphane Dion en 2016 était la première visite d'un ministre des Affaires étrangères en 13 ans; il n'y a pas eu de visite ministérielle depuis. 

Le manque d'attention récent du Canada envers le Sri Lanka contraste avec l'approche d'autres pays aux vues similaires, tels que l'Australie, la France, le Royaume-Uni et les États-Uni. Ces pays ont maintenu des relations approfondies et équilibrées avec le Sri Lanka au fil des années, leur permettant de développer une compréhension nuancée du pays et d'établir des liens solides. Cette approche leur a permis de s'engager de manière plus efficace sur des questions complexes et sensibles. Une visite officielle ou même un appel téléphonique du ministre des Affaires étrangères canadien auprès des dirigeants sri-lankais du gouvernement et de l'opposition, ainsi que des représentants de la société civile, démontrerait le soutien du Canada à la démocratie, sa reconnaissance des changements politiques récents et son désir d'approfondir les relations bilatérales, tout en affirmant son engagement dans la région indo-pacifique.

Alors que certains soutiennent que l'influence du Canada au sein d'organisations internationales nécessite plus de ressources, notamment à Genève et à New York, la réalité est que des relations bilatérales solides sont cruciales pour notre présence sur la scène mondiale. Bien que les ressources et le leadership dans les missions multilatérales puissent compléter et exploiter les relations bilatérales solides, ils ne peuvent pas compenser leur absence. Cette lacune s'est notamment manifestée lors des deux échecs du Canada à obtenir un siège au Conseil de sécurité de l'ONU. Le Canada ne peut se concentrer uniquement sur les pays qui lui ressemblent.  La dichotomie démocratie/autocratie, populaire dans certains milieux canadiens, particulièrement ceux qui privilégient les valeurs au détriment d'intérêts plus larges en politique étrangère, s'avère naïve et peu utile. Les démocraties prennent diverses formes, qui peuvent ne pas correspondre aux points de vue canadiens.

De plus, supposer que ces démocraties vont automatiquement partager notre vision du monde serait irréaliste, d'autant plus que nous sommes davantage intéressés par la transmission de nos valeurs que par la compréhension des leurs. Les pays sont sensibles aux attitudes condescendantes et y réagissent négativement. Par conséquent, il est crucial de développer des relations professionnelles et constructives fondées sur la compréhension mutuelle, tout en reconnaissant la diversité des intérêts et des valeurs. 

Traiter avec le Sri Lanka, dont la démocratie et l'histoire sont complexes, exige d'atteindre un équilibre entre les valeurs canadiennes, les politiques internes et les intérêts stratégiques. Une approche simpliste et idéologique risquerait d'isoler le Canada de partenariats potentiellement bénéfiques pour ses objectifs économiques, sécuritaires et diplomatiques dans l'Indo-Pacifique.

David McKinnon

David McKinnon est un ancien diplomate canadien. Sa carrière s'est fortement concentrée sur l'Indo-Pacifique, avec notamment des affectations à Bangkok, Canberra (deux fois), Delhi et Colombo.

Il a été haut-commissaire du Canada au Sri Lanka et aux Maldives (2017-22).