Au cours des deux dernières années, la garde côtière chinoise (GCC) a intensifié ses manœuvres agressives à l’endroit des navires philippins, en particulier contre les missions de rotation et de réapprovisionnement (RORE) du Barko ng Republika ng Pilipinas (BRP) Sierra Madre, un navire philippin échoué sur le récif Second Thomas, également appelé atoll Ayungin, situé dans la mer des Philippines occidentales (WPS). La WPS est la partie de la mer de Chine méridionale qui englobe la zone économique exclusive (ZEE) légale des Philippines. La souveraineté des Philippines sur ce territoire maritime est enchâssée dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) et a été juridiquement renforcée par une décision arbitrale de 2016.
Entre autres manœuvres agressives, la Chine a effectué des tirs de canon à eau, pointé des lasers et bloqué et éperonné des navires philippins. L’acte d’agression le plus grave a eu lieu le 17 juin, lorsque la GCC a bloqué et arraisonné des navires philippins près de l’atoll Ayungin, blessant grièvement un marin philippin. Ce comportement a suscité la condamnation des Philippines et de la communauté internationale.
La Chine est consciente des risques stratégiques de poursuivre l’escalade des tensions avec les Philippines, un allié conventionnel des États-Unis. Le 21 juillet, dans un geste peut-être calculé, Manille et Beijing sont donc parvenus à un accord provisoire concernant les missions RORE des Philippines. Bien que les détails de l’accord n’aient pas été rendus publics, le ministère philippin des Affaires étrangères (DFA) a déclaré que les deux parties reconnaissaient la nécessité d’une désescalade. Le DFA a toutefois souligné que l’accord « ne portera pas préjudice aux positions respectives des parties dans la mer de Chine méridionale ».
L’efficacité de l’accord se vérifiera par la volonté de la Chine de limiter ses ambitions expansionnistes en mer de Chine méridionale. Cependant, si l’on en croit le comportement récent de la Chine, l’accord pourrait être de courte durée. Par conséquent, Manille doit continuer à mettre en œuvre une politique étrangère solide, faite de multiples alliances, pour renforcer les liens de sécurité avec ses partenaires régionaux et extrarégionaux dans le but d’augmenter le coût de l’aventurisme de la Chine dans la WPS. Ce n’est que dans cette éventualité que Beijing pourrait envisager des négociations plus sincères en vue d’une désescalade.
Les limites des accords fondés sur la confiance
L’accord provisoire conclu entre les Philippines et la Chine au sujet de l’atoll Ayungin pourrait être remis en cause si Beijing ne parvient pas à conclure des accords de longue durée fondés sur la confiance. Les récentes tendances dans la région indo-pacifique témoignent de la facilité avec laquelle Beijing rompt les pactes fondés sur le statu quo et détruit des années de mesures visant à favoriser un climat de confiance avec ses voisins. Mentionnons par exemple l’important renforcement militaire de la Chine le long de la ligne de contrôle effective (LAC) avec l’Inde, l’élargissement de son influence dans le golfe du Tonkin face au Vietnam et ses nouvelles revendications territoriales au Bhoutan.
Depuis que Ferdinand Marcos Jr a accédé à la présidence des Philippines, au milieu de 2022, Beijing a fait preuve d’incohérence à plusieurs reprises, en disant une chose au niveau politique tout en agissant exactement à l’inverse en mer. Lorsque M. Marcos Jr a rencontré le président chinois Xi Jinping en 2023, par exemple, les deux dirigeants se sont engagés à gérer les tensions et à mettre en place une ligne directe entre leurs ministres des Affaires étrangères. Pourtant, le mois suivant, la GCC a pointé un laser de qualité militaire sur un navire de la garde côtière philippine (GCP) au cours de sa mission de réapprovisionnement du BRP Sierra Madre dans la WPS. En mars, la GCC et des navires de la marine chinoise, accompagnés de 42 navires de la milice maritime chinoise, ont été repérés à proximité de l’île Thitu, ou Pag-asa, qui fait partie intégrante du territoire philippin. En avril 2023, Qin Gang, le ministre chinois des Affaires étrangères de l’époque, s’est rendu à Manille, apparemment pour prendre de nouveaux engagements en faveur de la paix, mais il n’était pas sitôt parti que la GCC s’est à nouveau livrée à des manœuvres dangereuses dans la WPS.
En fait, il n’a fallu qu’une journée après l’annonce du récent accord provisoire pour que des fissures se révèlent dans l’accord. D’une part, les Philippines ont mené avec succès une mission de réapprovisionnement le 27 juillet, sans aucune interférence de la part de la GCC. D’autre part, Beijing mettait déjà en œuvre d’autres stratégies pour soutenir ses ambitions expansionnistes, en l’occurrence par la désinformation. Le 22 juillet, la Chine a affirmé qu’en vertu de l’accord bilatéral, elle autoriserait les Philippines à mener les missions RORE, mais seulement si Beijing en était informée d’avance. Un porte-parole des affaires étrangères chinoises a également mentionné que la Chine procéderait à une vérification sur place des navires de ravitaillement philippins afin de s’assurer que les fournitures étaient destinées à des fins humanitaires. Cette affirmation a été catégoriquement niée par le gouvernement philippin.
D’après ces gestes et ces déclarations de la Chine, on peut présumer que Beijing tente de modifier l’interprétation de l’accord en sa faveur afin de justifier toute agression future contre les navires philippins. Après la réussite de la mission de réapprovisionnement RORE, le ministère chinois des Affaires étrangères a de nouveau affirmé que les Philippines avaient informé Beijing et lui avaient demandé la permission avant de procéder. Ces constantes tentatives de la Chine de véhiculer ces interprétations unilatérales remettent en question la viabilité de cet accord provisoire. Si certains observateurs soulignent que la GCC n’est pas intervenue directement dans la dernière mission RORE, un examen plus approfondi du comportement et des déclarations de Beijing avant et après cet événement brosse un tableau différent.
Beijing s’est livrée à une opération de désinformation en diffusant un récit visant à illustrer l’autorisation de vérification des missions de réapprovisionnement qu’elle aurait reçue de Manille et l’engagement des Philippines à donner un préavis à la Chine. Par cette guerre cognitive, elle tente de diviser l’opinion publique philippine. Cette approche a un précédent : c’était également l’objectif non avoué de l’insistance de Beijing à conclure un « engagement d’honneur » avec l’administration de l’ancien président philippin Rodrigo Duterte (2016-2022). Toutefois, l’opinion publique philippine reste relativement favorable à l’approche de M. Marcos Jr en ce qui concerne la situation en WPS et une majorité de Philippins continue de se méfier de la Chine.
Malgré tout, la Chine reste déterminée dans ses ambitions expansionnistes à l’égard de la WPS. Le 11 août, deux avions de l’armée de l’air chinoise ont lancé des fusées éclairantes sur la trajectoire d’un avion de l’armée de l’air philippine qui effectuait une patrouille de routine au-dessus du Bajo de Masinloc, qui se trouve dans la ZEE des Philippines, mettant en danger la vie des soldats philippins.
Un autre point chaud géopolitique se trouve dans la WPS : le banc Sabina, ou Escoda, également situé dans la ZEE légale des Philippines. Aujourd’hui, ce banc est au centre d’un affrontement stratégique entre le plus grand navire de la garde côtière chinoise et un navire de la GCP. En avril, le navire philippin s’est positionné dans la région du banc Sabina en réponse aux activités illégales de valorisation exercées par la Chine. Cependant, le navire de la GCC s’est rendu sur place pour intimider et provoquer la GCP. Bien que les Philippines aient maintenu une solide position de défense sur le banc face à la détermination de la Chine, les risques d’erreur de calcul restent élevés et l’activité requiert le déploiement d’une partie non négligeable de la flotte limitée de la GCP dans cet espace maritime. Le 14 août, la marine philippine a déclaré que le nombre de navires militaires chinois avait presque triplé dans la WPS par rapport à un comptage effectué au début du mois.
En observant globalement ces comportements chinois, il est plus facile de reconnaître que Beijing risque fort peu de s’engager activement dans une désescalade, même dans un avenir lointain. Ces provocations témoignent également de la détermination de la Chine à étendre son territoire dans l’ensemble de la mer de Chine méridionale, au détriment de la souveraineté et des droits souverains des Philippines, notamment en ouvrant d’autres fronts contre les Philippines dans la WPS.
Manille doit approfondir ses liens avec des acteurs extérieurs aux vues similaires
Malgré les défis posés par l’expansionnisme de la Chine dans la WPS, Manille réaffirme sa préférence pour les négociations diplomatiques. Le 13 août, Enrique Manalo, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, a affirmé que le gouvernement était ouvert à la possibilité d’étendre le champ d’application de l’accord provisoire avec Beijing au reste de la WPS. Si le récent accord provisoire constitue une étape diplomatique essentielle, il est contre-productif de croire que la Chine puisse coopérer de bonne foi, comme l’illustre la section précédente.
Qu’est-ce qui a donc pu pousser Beijing à tenter de convenir d’un accord avec Manille? Il pourrait s’agir d’une décision calculée visant à donner aux forces maritimes chinoises le temps de se regrouper et de recalibrer leurs options en ce qui concerne l’atoll Ayungin, à un moment où une nouvelle escalade semblait imminente. Consciente de ses limites militaires, la Chine ne cherche pas à s’engager dans un échange de tirs. Jusqu’à présent, elle a pu poursuivre son expansion dans le Pacifique occidental sans recourir ouvertement à la force militaire, grâce à ce qu’on appelle communément des « manœuvres de zone grise ». Cependant, l’incident du 17 juin a non seulement catalysé la condamnation internationale de Beijing, il a également rehaussé les enjeux de la confrontation, en particulier lorsque les États-Unis ont manifesté leur volonté d’accompagner les Philippines dans leurs missions de réapprovisionnement. Il faut toutefois signaler que les Philippines ont clairement indiqué que les missions de réapprovisionnement devaient rester purement philippines. Il semble que la Chine, consciente du coût élevé d’une erreur de calcul, ait choisi de participer au processus de désescalade. Par conséquent, le désir de désescalade de Beijing reflète sa perception des menaces et des risques plutôt que son intérêt à stabiliser les relations.
Si les négociations sont l’objectif, les moyens d’y parvenir reposent sur l’augmentation du coût pour la Chine de son agression dans la région du Pacifique occidental. Sous l’administration Marcos Jr, les Philippines ont considérablement accru leurs efforts pour envisager de nouvelles voies de coopération afin de faire face à la dynamique géopolitique émergente dans la région du Pacifique occidental. Elles ont notamment mis en place l’accord de sécurité « SQUAD » avec l’Australie, le Japon et les États-Unis dans le but d’accroître la fréquence des exercices militaires dans le domaine maritime, et signé un accord d’accès réciproque avec Tokyo pour améliorer les opérations interarmées.
Lors de leur quatrième discussion ministérielle « 2+2 », le 31 juillet, les États-Unis et les Philippines se sont penchés sur la manière de sécuriser la mer de Chine méridionale et de dissuader la Chine de poursuivre ses activités expansionnistes dans la WPS. Nonobstant l’accord provisoire conclu entre Manille et Beijing, Manille et Washington ont sans doute discuté des mesures à prendre si la Chine enfreignait l’accord. Washington a annoncé son intention d’allouer 500 millions $ US en financement de défense pour l’armée et la garde côtière philippines. En outre, le Pentagone a annoncé un contrat d’une valeur de plus de 32 millions $ US visant à améliorer l’infrastructure de la base aérienne philippine de Basa d’ici juillet 2026. Ce financement permettra également de fortifier les neuf sites relevant de l’accord de coopération renforcée en matière de défense, alors que les Philippines peinent à allouer davantage de fonds à leur modernisation.
À l’instar des États-Unis, de l’Australie et du Japon, le Canada a lui aussi manifesté son intention de jouer un rôle plus actif en tant que partenaire de sécurité : Ottawa a donné à la garde côtière philippine l’accès à son satellite pour détecter en temps réel les navires fantômes, soit les navires qui désactivent leur émetteur de localisation. Le Canada a également entamé des négociations avec les Philippines en vue d’un accord sur le déploiement de forces étrangères, ouvrant la voie à des collaborations plus complexes en matière de défense. Enfin, le Canada participe activement à des patrouilles maritimes et aériennes multilatérales avec les Philippines dans le but d’améliorer l’interopérabilité et la préparation commune face aux nouvelles menaces.
Renforcer la coopération intrarégionale
Outre le renforcement de la coopération en matière de sécurité avec des pays extérieurs à l’Asie du Sud-Est, Manille reconnaît la nécessité de collaborer plus étroitement avec ses voisins immédiats. La Chine a prospéré dans une Asie du Sud-Est divisée, où elle peut facilement mettre à profit une stratégie de division et de conquête pour tenir les puissances extérieures à distance. Plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, bien qu’ils soient également parties prenantes au conflit de la mer de Chine méridionale, se sont montrés méfiants, voire critiques à l’égard de la position de Manille.
On observe toutefois une nette évolution dans les relations entre les Philippines et le Vietnam en ce qui concerne la sécurité. Les deux pays partagent les mêmes inquiétudes quant à l’expansionnisme chinois et, récemment, la Chine a poussé le bouchon un peu loin avec le Vietnam en cherchant à revendiquer davantage de zones dans le golfe du Tonkin. La stratégie vietnamienne à l’égard de la Chine est certes différente de celle des Philippines, étant donné l’idéologie politique nationale et la culture stratégique du Vietnam. Toutefois, les deux pays d’Asie du Sud-Est évoquent clairement la nécessité d’une solide coopération entre eux pour repousser ou dissuader les ambitions expansionnistes de la Chine.
Le 21 juin, Hanoï a annoncé sa volonté de discuter avec Manille de leurs revendications communes en mer de Chine méridionale. Bien que les pourparlers n’aboutissent pas nécessairement à des résolutions immédiates, ils peuvent néanmoins jeter les bases d’une solution. Les gardes côtières des deux pays ont mené des exercices conjoints le 9 août, et en organiseront vraisemblablement un autre d’ici la fin de l’année. Si Manille et Hanoï arrivent à maintenir et à accroître leur niveau de confiance et de coopération en matière d’interopérabilité, les deux pays pourraient au bout du compte s’entendre sur des solutions plus raffinées, voire contraignantes, à leur différend frontalier maritime, à l’instar du Vietnam et de l’Indonésie qui ont réussi à régler leur différend frontalier maritime en décembre 2022, après de longues négociations.
Le renforcement des relations de sécurité entre les Philippines et Singapour constitue un autre développement. Le 24 juillet, les deux pays ont signé un pacte de défense qui élargit le champ de leur coopération militaire, ce qui devrait ouvrir la voie à une feuille de route exhaustive pour la collaboration dans des domaines d’intérêt commun. Bien que Singapour ne soit pas partie prenante au conflit en mer de Chine méridionale, il s’agit d’un pays maritime important en Asie du Sud-Est. Le resserrement des liens avec Singapour s’inscrit donc dans la visée de la proposition initiale de M. Marcos Jr d’améliorer la coordination entre les pays maritimes d’Asie du Sud-Est pour entraver les ambitions révisionnistes de la Chine. Le rythme de la coopération entre Manille et ses voisins d’Asie du Sud-Est en matière de sécurité est certes inférieur à celui observé avec ses partenaires extrarégionaux, mais l’intensification de la planification est un signe de réussite, compte tenu des calculs stratégiques complexes et variés que chaque pays d’Asie du Sud-Est effectue en la matière, notamment face à un pays doté d’une situation géographique aussi avantageuse que la Chine, sans compter son poids économique croissant.
En se positionnant comme point d’appui pour la coopération stratégique avec des pays aux vues similaires, en Asie du Sud-Est et ailleurs, les Philippines ont créé des possibilités de recoupements d’accords de coopération au moyen de partenariats élargis. Tout comme le triangle États-Unis–Philippines–Japon s’est agrandi pour devenir le SQUAD et a intégré dans ses opérations de nouveaux partenaires, comme le Canada, les Philippines peuvent servir de pont entre des partenaires aux vues similaires, qu’ils soient de l’intérieur ou de l’extérieur de l’Asie du Sud-Est. L’idée de créer des cadres de coopération Japon–Philippines–Vietnam et Japon–Philippines–Inde, par exemple, suscite un intérêt croissant. Par conséquent, l’établissement de liens plus solides entre des partenaires aux vues similaires et désireux de préserver un domaine maritime libre, ouvert et respectueux de la réglementation dans la région indo-pacifique pourrait éventuellement imposer des coûts plus élevés à l’aventurisme de la Chine dans la région, en particulier dans la WPS.
La continuité dans l’incertitude
La position plus proactive adoptée par Manille dans la défense de sa souveraineté sur la base du droit international n’augure rien de bon pour les ambitions expansionnistes de la Chine. Toutefois, le défi consistera à faire durer ces modes de coopération.
On peut se demander si la personne qui succédera à M. Marcos Jr s’engagera également dans cette voie. Son mandat de président prend fin à la mi-2028, et une éventuelle présidence de Sara Duterte pourrait réduire à néant ses réalisations. En outre, une incertitude semblable entoure l’engagement des États-Unis si Trump accède une nouvelle fois à la présidence. Mais surtout, étant donné la permanence du leadership en Chine, Beijing peut se permettre de jouer sur la durée et d’attendre pour exploiter toute incohérence qui se révèle, que ce soit dans la politique étrangère philippine, l’alliance Philippines–États-Unis ou le niveau de réciprocité et de prévenance qui marquera les partenariats de défense élargis de Manille.
C’est pourquoi Manille doit institutionnaliser les partenariats qu’elle développe pour faire en sorte qu’ils résistent aux changements de dirigeants politiques nationaux. En outre, il est essentiel que M. Marcos Jr signe et rende applicables des lois relatives au droit maritime, notamment la Loi sur les zones maritimes, afin d’améliorer la mise en œuvre de mécanismes juridiques qui définissent le rôle de la GCP et de la marine philippine dans l’application des droits maritimes du pays d’Asie du Sud-Est conformément au droit international. De tels efforts internes et externes, déployés de concert, seront essentiels face à une puissance expansionniste et à un voisin de plus en plus belliqueux.