Ce rapport est le premier d’une série de six sur les programmes spatiaux asiatiques qui progressent rapidement et sur leurs répercussions pour le Canada. Dans cette série, la Chine, l’Inde, le Japon et la Corée du Sud font chacun l’objet d’un rapport qui aborde ce que nous savons de leurs forces et de leurs objectifs, ainsi que de leurs secteurs spatiaux commerciaux. Pour conclure, nous nous intéresserons au programme spatial du Canada et aux conséquences que cette « révolution » de l'activité spatiale pourrait avoir pour ses propres ambitions.

Ce premier rapport présente aux lecteurs certains des grands protagonistes et enjeux, notamment la nécessité de réorganiser rapidement le système de gouvernance mondiale face à « l'ultime frontière ».

Le secteur spatial mondial est en pleine mutation. Alors que, par le passé, l’exploration spatiale était l’apanage des gouvernements d’un petit groupe de nations, elle regroupe aujourd’hui un plus grand nombre de parties prenantes engagées dans un éventail d’activités de plus en plus large. Parmi ces acteurs figurent de nouveaux pays, le secteur privé, le monde universitaire et même des citoyens qui, par exemple, font progresser les domaines militaires et des renseignements de sécurité, la surveillance des changements climatiques, la capacité de navigation ou la mise en place d’entreprises de tourisme spatial.

L’Asie joue un rôle majeur dans cette révolution : la Chine, l’Inde, le Japon et la Corée du Sud ont tous élargi leurs programmes spatiaux nationaux et soutenu activement leurs secteurs spatiaux commerciaux par des mesures d’incitation à l’investissement. Par exemple, au cours de la dernière décennie, le gouvernement chinois a investi la somme impressionnante de 2,5 milliards de dollars canadiens pour promouvoir le développement de son secteur spatial commercial.

Cette augmentation du nombre d’acteurs et d’activités entraîne une plus grande coopération et une concurrence accrue. Cependant, les accords internationaux sur la gouvernance mondiale de l’espace n’ont pas suivi le même rythme. Le Canada a ses propres ambitions pour un programme spatial élargi et devra donc comprendre les objectifs des différents acteurs asiatiques lors des discussions sur l’avenir de la gouvernance mondiale de l’espace.

Cette série en six parties donnera un aperçu des programmes spatiaux nationaux et commerciaux en Asie, en soulignant les répercussions pour le Canada qui cherche à faire progresser son propre secteur spatial. Elle se conclura par un rapport succinct portant plus particulièrement sur le programme spatial canadien.

La commercialisation de l’espace

L’un des progrès les plus marquants de la course à l’espace réside dans le fait qu’elle n’est plus réservée aux seuls gouvernements nationaux. Cela s’explique en grande partie par la réduction des entraves à l’accès grâce à l’amélioration des technologies qui permettent la réutilisation des fusées, la miniaturisation des satellites et la production en masse d’objets spatiaux.

Des entités commerciales telles que SpaceX (É.-U.), Blue Origin (É.-U.), Galactic Energy (Chine), MDA (Canada) et Skyroot (Inde) mettent même au point leurs propres capacités de lancement indépendantes – l’un des baromètres les plus notables de l’essor de l’industrie spatiale. Certaines de ces entreprises ont déployé des mégaconstellations composées de centaines, voire de milliers de satellites, tandis que d’autres cherchent à extraire des ressources des astéroïdes, de Mars et de la Lune.

La commercialisation de l’espace a transformé le mode de fonctionnement des agences spatiales nationales, dont beaucoup tendent vers des partenariats public-privé. La NASA, par exemple, a confié le transport orbital et lunaire à SpaceX et Boeing, et l’Indian Space Research Organisation (ISRO) s’est associée à un entrepreneur privé national du secteur de la défense, Alpha Design Technologies, pour construire des satellites pour son système de navigation.

Ces différents acteurs contribuent à l’économie spatiale mondiale. L’Organisation de coopération et de développement économiques définit l’économie spatiale mondiale comme « l’ensemble des activités et l’utilisation des ressources qui créent de la valeur et des avantages pour les êtres humains dans le cadre de l’exploration, de la recherche, de la compréhension, de la gestion et de l’utilisation de l’espace ».

Ces ressources comprennent le sol, l’eau et les minéraux lunaires, dont certains faciliteront l’exploration de l’espace au-delà de la lune. La valeur de cette économie a été estimée à 632 milliards de dollars canadiens en 2021, et certains estiment que les recettes totales pourraient dépasser 1 000 milliards de dollars canadiens d’ici 2030.

Le marché mondial des lancements spatiaux devrait à lui seul plus que doubler pour atteindre environ 27 milliards de dollars canadiens d’ici la fin de la décennie, de plus en plus de pays – dont le Canada – les autorisant afin d’encourager l’investissement privé et l’innovation.

De nombreuses puissances asiatiques se mobilisent également. En voici quelques exemples :

  • la Chine a effectué un tiers des 180 décollages réussis dans le monde en 2022 et 100 missions spatiales sont prévues pour 2024 ;
  • entre 2024 et 2025, l’Inde devrait effectuer 30 lancements. En 2023, le pays a mis en orbite sept satellites singapouriens en un seul lancement ;
  • le véhicule de lancement japonais H-IIA a connu un taux de réussite presque parfait, avec 45 décollages au cours des deux dernières décennies. En février 2024, il a été remplacé par la performante fusée H3 ;
  • en mai 2023, la Corée du Sud a lancé une fusée et un véhicule de lancement fabriqués dans le pays, devenant ainsi le septième pays à franchir cette étape ;
  • la Chine, l’Inde, le Japon et la Corée du Sud disposent d’un nombre important d’astroports fiables, c’est-à-dire d’installations au sol capables de lancer des objets orbitaux tels que des satellites.

La grande absente de cette liste est bien sûr la Russie. L’ancienne Union soviétique a dominé les premières décennies de la course à l’espace. Cependant, entre 2018 et 2021, le financement de l’agence spatiale nationale russe, Roscosmos, a été réduit d’environ 320 millions de dollars canadiens, ce qui s’est répercuté sur ses missions et sur la qualité de ses technologies spatiales. De même, depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine en 2022, le nombre de commandes d’États européens pour le lancement de satellites par Roscosmos a chuté d’environ 90 %. Le véhicule spatial Soyouz, qui transportait les astronautes vers la Station spatiale internationale, a subi des fuites de liquide de refroidissement à plusieurs reprises, ce qui témoigne une nouvelle fois de la dégradation de la réputation de la Russie en tant que puissance spatiale fiable.

Quoi qu’il en soit, la Russie reste un acteur important ; à l’instar de sa collaboration avec la Chine dans l’Arctique, les deux pays ont resserré leurs liens dans l’espace. En mars 2021, leurs agences spatiales ont signé un protocole d’accord pour la construction d’une station de recherche lunaire internationale (ILRS). Les autres membres de l’ILRS sont le Pakistan, l’Azerbaïdjan et l’Afrique du Sud. Le 5 mars, Roscosmos a annoncé son intention de construire, en collaboration avec l’Administration spatiale nationale chinoise (CNSA), une centrale nucléaire sur la Lune d’ici 2035, dans l’espoir qu’elle puisse à terme accueillir une colonie. Les États-Unis ont émis une mise en garde contre ce projet, estimant qu’une évaluation rigoureuse de la sécurité du réacteur serait nécessaire.

En comparaison, la dynamique spatiale entre l’Inde et la Chine est plus compétitive et est axée sur les essais d’armes antisatellites et les alunissages. Jusqu’à présent, la Chine devance largement l’Inde, puisqu’elle possède et exploite déjà la station spatiale Tiangong, qui pourrait rivaliser avec la Station spatiale internationale, bientôt en fin de vie.

L’Inde tente toutefois de rattraper son retard et prévoit de mettre en place sa propre station spatiale – la station Bharatiya Antariksh – d’ici 2035. (Les programmes de la Chine et de l’Inde, ainsi que leur dynamique concurrentielle, seront abordés dans les prochains rapports de cette série.) L’Inde trouve également des moyens de coopérer avec d’autres pays ; dans le cadre de la mission LUPEX 2025, les agences spatiales japonaise et indienne travailleront ensemble pour évaluer les ressources en eau du pôle sud de la Lune à l’aide de la fusée japonaise H3 récemment lancée.

Avantages et risques de l’intensification de l’activité spatiale

Cette multiplication des acteurs de l’espace et ce regain d’activité présentent à la fois des avantages et des risques considérables. Du côté des avantages, l’implication d’acteurs non étatiques a permis de réduire les coûts en stimulant l’innovation. La société américaine SpaceX, par exemple, est à l’origine de la première fusée réutilisable, Falcon 9, qui a permis de faire chuter considérablement le coût des lancements spatiaux. Le coût du lancement de la navette spatiale de la NASA vers l’orbite terrestre basse aurait été de 74 000 dollars canadiens par kilogramme, alors que celui de la Falcon 9 est de 3 700 dollars canadiens par kilogramme.

Les risques, quant à eux, comprennent la collision potentielle d’objets spatiaux et l’encombrement orbital résultant de l’augmentation des débris spatiaux. Le syndrome de Kessler, selon lequel une forte densité de satellites dans la zone orbitale de la Terre pourrait entraîner des collisions, est un scénario de plus en plus probable. Ces collisions pourraient produire davantage de débris spatiaux qui, à leur tour, augmenteraient la probabilité d’autres collisions. Un autre risque concerne la multiplication des constellations de satellites, dont on a constaté qu’elles obscurcissaient certains types d’observations astronomiques, et qui entravent la vision de l’espace lointain et, par conséquent, notre capacité à acquérir de nouvelles connaissances en la matière.

L’augmentation de la pollution due aux lancements de fusées et à la désintégration des satellites désorbités, qui pourrait endommager la couche d’ozone de la Terre, est également préoccupante. Une étude a montré qu’une multiplication par dix du nombre de lancements de fusées pouvait entraîner une hausse des températures stratosphériques allant jusqu’à 2 °C, ce qui aggraverait la désintégration de la couche d’ozone. En outre, il a été constaté que la suie émise par les fusées réchauffe l’atmosphère environ 500 fois plus que celle des avions. Les satellites génèrent également des polluants, dans la mesure où ils se désintègrent dans l’atmosphère terrestre une fois sortis de l’orbite. Bien que les effets à long terme de ces activités restent inconnus, il devient urgent d’assurer le développement durable de l’espace, en particulier avec la recrudescence de l’activité spatiale.

La nécessité d’une gouvernance plus forte

Il existe actuellement cinq traités spatiaux internationaux obligatoires adoptés par l’Assemblée générale des Nations unies. En outre, plusieurs traités intergouvernementaux ne relevant pas des Nations unies, tels que l’Accord sur la Station spatiale internationale, ainsi que des centaines d’instruments réglementaires régissent les activités spatiales. Néanmoins, au fil des années, on constate une stagnation du développement de la gouvernance mondiale de l’espace, qui n’a pas suivi le rythme de l’évolution rapide des technologies et des activités spatiales.

Lorsque le Traité de 1967 sur l’espace a été négocié, les États-Unis et la Russie étaient les principaux pays actifs dans l’exploration spatiale. Ce traité posait les fondements du contenu et de l’approche de la gouvernance des quatre traités subséquents qui ont été négociés sur la base d’un consensus entre 1967 et 1984, pendant la guerre froide et dans le contexte d’un éventail différent de préoccupations politiques entre les deux principaux États dotés d’une capacité spatiale. 

Design graphique : Chloe Fenemore

Liens vers les traités internationaux sur lespace : 

Bien que la Chine et l’Inde figurent parmi les États parties dans la plupart de ces accords, elles n’étaient pas des protagonistes importants de l’espace à l’époque et n’ont donc pas été véritablement consultées lors de la négociation de ces traités. Le rôle des acteurs non étatiques n’a pas non plus été pris en considération lors de l’élaboration de ces traités.

Des initiatives multilatérales plus récentes ont également été lancées en dehors du système des Nations unies, telles que les Accords Artemis pilotés par les États-Unis. Ces accords, bien que non contraignants, renforcent le Traité sur l’espace extra-atmosphérique sur la base des interprétations américaines de l’extraction des ressources autorisée par le traité. Les signataires en sont l’Australie, le Canada, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et Singapour. La Chine ne les a pas signés, principalement en raison de ses objections à l’amendement Wolf, adopté par le Congrès américain en 2011, qui interdit à la NASA de travailler avec ses homologues chinois.

Il est important de noter que le principal traité international régissant la Lune, l’Accord sur la Lune de 1979, n’a été ratifié que par 11 pays et est souvent considéré comme un traité raté en raison de son manque relatif d’acceptation, en particulier parmi les grandes nations spatiales telles que les États-Unis et la Chine, qui espèrent être en mesure d’exploiter les ressources lunaires. Le seul partenaire d’Artemis à avoir ratifié cet instrument est l’Australie; on ignore encore comment ce pays s’y prendra pour concilier ses obligations au titre de l’Accord sur la Lune et ses activités bilatérales dans le cadre des Accords d’Artemis.

La Chine, dont l’influence sur la gouvernance de l’espace s’est considérablement accrue, a contesté les Accords d’Artemis, les qualifiant d’initiative coloniale qui permettrait aux États-Unis de revendiquer la souveraineté sur la Lune. Avec l’évolution de l’ordre mondial et la montée des tensions entre la Chine et les États-Unis, le Traité sur l’espace extra-atmosphérique (qui n’a jamais été violé depuis son adoption) est mis à rude épreuve avec la montée des nouvelles applications technologiques et des risques qui y sont associés. 

En outre, en 2022, la Chine a présidé le premier comité mixte sur la coopération spatiale au sein des BRICS, un forum intergouvernemental composé du Brésil, de la Chine, de l’Inde, de la Russie et de l’Afrique du Sud. Le forum portait sur le partage de données provenant de satellites de télédétection. En 2014, la Russie et la Chine ont également tenté d’élaborer un projet de traité sur la prévention du placement d’armes dans l’espace extra-atmosphérique, de la menace ou de l’emploi de la force contre des objets spatiaux.

Le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad), composé de l’Australie, de l’Inde, du Japon et des États-Unis, a publié en 2021 une déclaration commune sur le développement durable de l’espace extra-atmosphérique. Deux ans plus tard, les membres du Quad ont annoncé qu’ils s’engageaient à accroître leur collaboration dans un certain nombre d’autres domaines, notamment l’amélioration des chaînes d’approvisionnement pour soutenir l’activité spatiale commerciale et l’augmentation du partage des données pour une meilleure connaissance de la situation dans l’espace afin de réduire les risques de collisions spatiales.

Avec l’arrivée d’autres pays d’Asie, tels que Singapour, la Thaïlande, l’Indonésie et Taïwan, dans le secteur spatial, le rôle des acteurs spatiaux régionaux les plus établis, à savoir la Chine, l’Inde, le Japon et la Corée du Sud, dans la réalisation des ambitions spatiales de la région, prendra de plus en plus d’importance.

Vers une nouvelle ère de gouvernance mondiale de l’espace

Aujourd’hui, notre monde de plus en plus multipolaire est radicalement différent de celui dans lequel le Traité sur l’espace extra-atmosphérique a été négocié, alors que seuls deux États, les États-Unis et l’Union soviétique, occupaient une place prépondérante. La diversité et l’influence croissantes d’États spatiaux tels que la Chine et l’Inde devront être prises en compte dans les nouveaux cadres juridiques internationaux régissant l’espace.

On pourrait affirmer qu’il est beaucoup plus difficile de parvenir à un consensus sur un traité contraignant dans le contexte international actuel qu’il ne l’était il y a un demi-siècle. Les efforts déployés début 2019 pour parvenir à une entente sur un traité de paix dans l’espace au sein du groupe d’experts gouvernementaux des Nations unies ont échoué lorsque 25 pays, dont les principales nations spatiales, ont été incapables de parvenir à un consensus en raison de la formulation proposée sur le déploiement de matériel militaire dans l’espace. Cette question d’équilibre des pouvoirs, en particulier entre les États-Unis, la Russie et la Chine, a entravé les négociations internationales sur l’espace pendant des décennies.

Néanmoins, malgré des désaccords juridiques ou politiques sur d’autres questions, la coopération dans l’espace a été possible par le passé, et parfois même étendue, entre des États puissants.

Contre toute attente, les États-Unis et la Russie continuent de collaborer dans le cadre de la Station spatiale internationale. Alors que les États-Unis ont tenté d’exclure de nouveaux concurrents, en particulier la Chine, des ententes non obligatoires ont permis à la coopération de se poursuivre même entre États rivaux. D’une certaine manière, cette approche peut contribuer à la résilience du régime juridique international régissant l’espace en période d’incertitude sur des questions politiques ou scientifiques.

Le Canada, qui est devenu la troisième nation spatiale en 1962 avec le lancement de son satellite Alouette I, est en bonne position pour jouer un rôle plus important dans la gouvernance mondiale de l’espace, notamment en encourageant les partenariats commerciaux.

En plus de sa participation active à la Station spatiale internationale et aux Accords d’Artemis, le Canada pourrait voir son économie spatiale atteindre 40 milliards de dollars canadiens d’ici 2040. Avec la croissance exponentielle des investissements et de l’innovation technologique en Asie, le gouvernement canadien et les acteurs privés disposent eux aussi d’occasions de s’implanter sur ce marché émergent.

Hema Nadarajah

Hema Nadarajah, Ph.D., est gestionnaire de programme, Asie du Sud-Est, à la Fondation Asie Pacifique du Canada. Elle est titulaire d'un doctorat en relations internationales de la University of British Columbia, où elle a effectué des recherches sur la gouvernance dans l'Arctique, le changement climatique et l'espace extra-atmosphérique. Mme Nadarajah est conseillère auprès du WWF et a travaillé auparavant pour le gouvernement de Singapour sur des questions de conservation de la biodiversité internationale et de changement climatique.

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