Le discours de « l’engrenage de la dette chinoise » a gagné du terrain ces dernières années parmi les experts et les observateurs des affaires internationales de la Chine. Le postulat de base est qu’un grand nombre des infrastructures internationales construites par la Chine (par exemple l’initiative « Une ceinture, une route » ou BRI pour son acronyme en anglais) et ses prêts au développement à l’étranger provoquent le surendettement des pays en développement afin d’avoir plus de poids géopolitique.
Le fil conducteur de ce discours est le fait que de nombreux pays qui ont reçu des financements chinois sont aujourd’hui plongés dans une conjoncture économique désastreuse. Cette situation attire donc l’attention du monde entier sur les faiblesses des économies de ces pays. Les partisans de ce point de vue citent souvent l'exemple du port de Hambantota au Sri Lanka. Colombo a loué ce port à la Chine pour une période de 99 ans après avoir été incapable de rembourser sa dette. D’autres, en revanche, affirment que « l’engrenage de la dette » est un mythe, une simplification excessive qui dépeint une image binaire de la Chine comme un prêteur maléfique et de l’emprunteur comme une victime sans méfiance. Le Laos est un exemple qui met en lumière ces questions.
En tant que régime à parti unique avec de sévères restrictions sur la liberté de la presse, les activités économiques du Laos sont souvent tenues secret. Au cours des derniers mois, le gouvernement laotien a minimisé à plusieurs reprises l’idée que l'économie était en difficulté Mais de nombreux observateurs ne sont pas convaincus, et comparent le Sri Lanka, qui a déclaré une défaillance souveraine en avril 2022, au Laos. La forte dépréciation de la monnaie et l’inflation galopante du Laos ont exacerbé ses problèmes macroéconomiques : accumulation de la dette (principalement due à la Chine) et réserves de change clairsemées. Certains observateurs estiment que le Laos est tombé dans « l’engrenage de la dette » chinoise, notamment en raison des coûts élevés de plusieurs grands projets d’infrastructure financés par la Chine, dont le chemin de fer Laos-Chine et plusieurs centrales hydroélectriques. Bien que le président laotien Thongloun Sisoulith affirme que son pays n'est pas tombé dans l’engrenage de la dette chinoise, l’argument fait mouche auprès de nombreux publics occidentaux.
Le cas du Laos montre que la réalité est beaucoup plus complexe, car les pays débiteurs ont un pouvoir d'action important et la Chine s'est montrée arrangeant en matière de remboursement de la dette. Toutefois, il existe des raisons valables d’examiner de plus près ces accords de prêt. Par exemple, une étude récente des contrats d’emprunt chinois illustre les tendances des pratiques de prêt officielles de la Chine. Ces procédés comprennent souvent des clauses de confidentialité de grande portée et des conditions inédites susceptibles d’influencer les politiques économiques et étrangères des débiteurs. Il est important de comprendre les petits caractères de ces accords, d'autant plus que les allégations d’engrenage de la dette chinoise se multiplient. Cette remarque s’applique au Canada qui, dans sa récente Stratégie pour l’Indo-Pacifique, identifie une opportunité estimée à « 2,1 billions de dollars canadiens pour des investissements et des partenariats stratégiques » dans le secteur des infrastructures de la région.
Inflation galopante, réserves en baisse... et risque de défaillance ?
Les experts ont commencé à tirer la sonnette d'alarme lorsque les défis économiques du Laos ont été exacerbés par les retombées du COVID-19 et de la guerre entre la Russie et l'Ukraine, notamment les prix à la consommation élevés, l'inflation croissante et la baisse des recettes étrangères provenant du tourisme. De janvier à octobre 2022, le kip laotien s’est déprécié de 68 % par rapport au dollar américain, et l’inflation en glissement annuel a atteint son plus haut niveau depuis 22 ans, soit 39,9 % en décembre 2022. Cette situation a mis à rude épreuve les moyens de subsistance des Laotiens, qui ont notamment dû faire la queue pendant des heures pour acheter de l'essence. Certains se sont même rendus en Thaïlande, pays voisin, pour y pratiquer un euphémisme appelé « tourisme pétrolier ».
Le gouvernement a pu stabiliser la monnaie et répondre à la pénurie d'essence grâce à une ligne de crédit gouvernementale, mais de nombreux observateurs internationaux s'attendent à ce que les effets à long terme de ces réponses soient limités en raison de faiblesses structurelles. Il s'agit notamment du manque de liquidités dans le budget de l'État, d'un ratio dette/PIB élevé, de la faiblesse des contrôles gouvernementaux sur les biens, de l'inefficacité des mécanismes de collecte des impôts, des déficits commerciaux élevés et, surtout, de la faible note de crédit souverain du pays en raison de l'augmentation de la dette, ce qui réduirait davantage l'accès du pays aux marchés financiers internationaux.
En octobre 2022, Fitch a attribué au Laos une note de défaut de l'émetteur en devises étrangères à long terme de « CCC- », ce qui indique un « risque de crédit élevé », faisant du défaut « une éventualité réelle ». Les statistiques de la Banque mondiale montrent une croissance rapide du ratio dette/PIB du Laos, qui passe de 59 % pour l'exercice 2019 à 95 % pour l'exercice 2022. Cependant, les chercheurs suggèrent que la dette extérieure du pays est nettement plus élevée en raison de dettes publiques « cachées ». Ces dettes cachées seraient exclues des statistiques officielles en raison de l'absence d’une garantie de remboursement souveraine (garantie d'un gouvernement de satisfaire l'obligation de la dette) mais ont été contractées par des entités entièrement ou partiellement détenues par le gouvernement. Pour l'exercice 2021, les chiffres incluant la dette « cachée » estimaient que l'exposition à la dette du Laos pourrait atteindre jusqu'à 120 % du PIB du pays.
Le Laos devra rembourser une dette annuelle estimée à 1,2-1,4 milliard de dollars US pendant cinq ans – dont la moitié est due à la Chine – malgré ses faibles réserves de change, qui s'élevaient à 1,075 milliard de dollars US en septembre 2022. Si d'importants allègements de dette ont été accordés depuis 2020, notamment par la Chine, d'autres créanciers comme la Thaïlande pourraient ne pas être aussi indulgents, et le Laos devra trouver des solutions durables à long terme pour le remboursement de sa dette. À cette fin, le Laos espère devenir un grand exportateur d'hydroélectricité, d'autant que la demande régionale en énergie propre devrait augmenter. Toutefois, ces ambitions pourraient être entravées par des coûts environnementaux, humains et économiques.
Les coûts économiques, politiques et environnementaux de l’hydroélectricité
Au début des années 2000, le Laos a entrepris de devenir la « batterie de l’Asie du Sud-Est ». Le pays, qui est l'un des plus pauvres et des moins développés de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE), a vu dans l'hydroélectricité une opportunité de développement économique rapide, en espérant pouvoir exploiter le fleuve Mékong et ses principaux affluents, qui traversent le Laos et le contournent. Ce réseau hydrographique n'est pas seulement une ressource vitale pour le Laos et les autres pays de la région, mais aussi une source d'énergie indispensable. En l'espace d'une décennie, la capacité hydroélectrique du Laos a augmenté de façon exponentielle, passant de 400 mégawatts en 2000 à environ 7 000 mégawatts en 2022. Aujourd'hui, le Laos compte 78 barrages en exploitation, auxquels s'ajoutent 246 protocoles d'entente pour d'autres projets hydroélectriques. Deux grands barrages sont actuellement en service sur le Mékong, un autre est en cours de construction et six autres barrages sont prévus.
Bien que le Laos ait rapidement accumulé des dettes étrangères, le gouvernement croit en l'avenir de l'hydroélectricité, qui deviendra essentielle à mesure que les pays de l'ANASE chercheront à respecter les obligations internationales en matière de climat. La demande énergétique de l'ANASE devrait augmenter de 60 % au cours des deux prochaines décennies. Ainsi, le Laos se considère bien placé pour fournir une énergie abordable et propre à ses voisins plus industrialisés et mondialisés.
En effet, l'hydroélectricité peut être une force de changement positif pour le Laos, mais elle entraîne des coûts importants. Les progrès économiques du Laos ont été freinés par l'irrégularité de l'approvisionnement en eau et l'absence d'une demande réelle de la part des clients potentiels. La construction et l'exploitation de centrales hydroélectriques comportent également d'importants risques environnementaux et humains, en particulier pour les 70 millions de personnes de l'Asie du Sud-Est continentale qui dépendent du Mékong pour leur subsistance. L’endettement croissant du pays, conjugué aux pressions économiques mondiales, a également nui à l'activité économique nationale. Cette situation a amené les experts à s’interroger sur la viabilité à long terme des ambitions du Laos en matière d’hydroélectricité.
La Chine poursuit-elle une stratégie d'engrenage de la dette ?
Alors que la dette du Laos s'alourdit et que sa reprise économique s'essouffle, la forte dépendance du pays vis-à-vis de la Chine, non seulement pour le financement mais aussi pour le flux régulier d'eau provenant de huit grands barrages chinois en amont, a renforcé les accusations portées contre la Chine selon lesquelles elle aurait « piégé » le Laos.
Bien que les « prêts excessifs » chinois aient pu contribuer aux problèmes d'endettement du Laos, pointer du doigt la Chine comme seule coupable est une simplification excessive. Plusieurs projets de barrages ont également été financés par des pays comme le Japon et la France, sans oublier que le chemin de fer Laos-Chine, récemment inauguré, pourrait avoir des effets positifs sur la reprise économique du Laos. Toutefois, le manque d'informations et de transparence concernant les prêts accordés par la Chine a permis d'utiliser des preuves triées sur le volet pour étayer l'idée que la Chine enferme le Laos dans l’engrenage de la dette.
Par exemple, en mars 2021, le Laos a signé un accord de concession de 25 ans qui a donné à une société à majorité chinoise le droit de construire et de gérer des réseaux électriques dans le pays. Le projet de développement du réseau électrique est une coentreprise entre le Laos et la Chine. Néanmoins, les autorités laotiennes ont déclaré qu'elles n'avaient pas « la capacité de gérer et d'exploiter les lignes électriques », citant l'importante dette extérieure et les problèmes économiques intérieurs, tout en faisant l'éloge des « finances, de l'aptitude technologique et de la main-d'œuvre » de la Chine. De même, en septembre 2021, le Laos et la Chine ont célébré l'ouverture du projet hydroélectrique de Nam Ou, dans le nord du pays, composé de sept centrales développées par la Power Construction Corporation of China dans le cadre de la BRI chinoise. Cet investissement de 2,8 milliards de dollars US s'accompagne également d'un accord de concession, permettant à la Chine d'exploiter les barrages pendant les 29 premières années.
Malgré les perceptions selon lesquelles il s'agit d'exemples d'endettement du Laos par la Chine, la plupart des responsables laotiens considèrent ces projets comme des opportunités de construire les infrastructures nécessaires à la poursuite de leur objectif de longue date, à savoir devenir un exportateur d'énergie majeur pour générer des revenus étrangers. Les responsables laotiens affirment que ces concessions à la Chine sont une mesure nécessaire en raison de la grave situation économique que connaît le pays Les forts intérêts géopolitiques de la Chine au Laos, combinés aux importants investissements financiers des investisseurs chinois et aux relations politiques entretenues par les dirigeants socialistes des deux pays, ont abouti à ce que la Chine adopte plutôt une politique protectrice envers le Laos. Nishizawa Toshiro, ancien conseiller du gouvernement laotien, a soutenu que la Chine ne laisserait jamais le Laos se retrouver en défaut de paiement sur ses obligations de dette extérieure pour les raisons susmentionnées, rejetant ainsi une grande partie de l'argument de l’engrenage de la dette chinoise.
Augmentation de la concurrence régionale, investissements dans les infrastructures au sein de l'ANASE
Même si l'Union européenne et le Groupe des 7 (G7) ont récemment créé leurs propres initiatives mondiales en matière d'infrastructures pour rivaliser avec la Chine, la portée et l'expertise du développement des infrastructures chinoises sont immenses. La Chine étant de plus en plus perçue comme une « force perturbatrice » de l'ordre international fondé sur des règles, les intérêts mondiaux en matière de sécurité se déplacent vers l'Indo-Pacifique, dont l'ANASE est au cœur.
Le Canada a également souligné son regain d'intérêt pour l'ANASE par la publication de son Stratégie pour l’Indo-Pacifique et la participation du Premier ministre Justin Trudeau au sommet de l'ANASE à la mi-novembre 2022. Dans le cadre de cette stratégie, le Canada a identifié le déficit croissant de financement des infrastructures dans la région indo-pacifique, qu'il cherchera à combler pour la sécurité économique du Canada. Conjugué à ses nouveaux engagements envers la centralité de l'ANASE, le Canada a l'occasion de s'engager de manière stratégique et holistique avec le Laos et de contribuer à la création d'un avenir durable.