Le 22 mai 2024, la Fondation Asie Pacifique du Canada et le David Lam Centre de la Simon Fraser University, avec le soutien du département de sciences politiques et de la faculté des arts et des sciences sociales de la Simon Fraser University, ont réuni un groupe d’experts pour discuter de l’évolution des relations entre l’Inde et les pays de l’Asie du Sud-Est dans un contexte d’escalade de la concurrence entre grandes puissances, ainsi que des leçons et des opportunités possibles pour le Canada.
Les points saillants de leur discussion figurent ci-dessous. De plus, un enregistrement vidéo de la conversation est disponible sur le site Web de la FAP Canada.
L’approche stratégique de l’Inde à l’égard de l’Asie du Sud-Est a sensiblement évolué au cours de la dernière décennie, passant d’une approche traditionnelle de « non-alignement » à celle d’un acteur plus engagé. Depuis le début du mandat du premier ministre Narendra Modi en 2014, New Delhi a adopté la partie « Indo » de la construction « Indo-Pacifique », de plus en plus utilisée par d’autres puissances régionales, en approfondissant par exemple les liens de défense avec des pays comme l’Indonésie, les Philippines et le Vietnam, en renforçant les efforts de sécurité maritime dans la région de l’océan Indien et en menant des exercices navals conjoints dans la mer de Chine méridionale.
Si l’Inde avait déjà commencé à transformer sa Look East Policy (« Regarder vers l’Est ») initiée en 1991 en Act East (« Agir ver l’Est ») en 2014, les inquiétudes de l’Inde quant à la volonté croissante de la Chine de s’affirmer dans la région ont renforcé ce changement. L’Inde et ses partenaires d’Asie du Sud-Est ont récemment multiplié les échanges diplomatiques de haut niveau, proposé des accords commerciaux préférentiels bilatéraux et renforcé leurs liens en matière de défense. Par exemple, l’Inde a commencé à livrer ses missiles supersoniques Brahmos aux Philippines en avril 2024 après avoir conclu un accord avec Manille en 2022. Selon certaines informations, des accords similaires avec le Vietnam et l’Indonésie seraient également en cours de négociation. Fait remarquable, en mars 2024, le ministre des Affaires étrangères S. Jaishankar a promis le soutien de New Delhi à Manille dans l’escalade des tensions avec Beijing dans la mer de Chine méridionale, ce qui constitue une nouveauté pour l’Inde. (En 2016, lorsque la Cour permanente d’arbitrage de La Haye a statué en faveur des revendications de souveraineté des Philippines en mer de Chine méridionale, New Delhi a simplement « pris note » de la décision. En 2023, cependant, elle a reconnu la décision de la Cour pour la première fois).
L’Inde joue un jeu d’équilibre, un jeu de biens publics et un jeu d’élaboration de règles
Comme indiqué ci-dessus, même si la Chine n’est pas le seul moteur de l’intérêt croissant de l’Inde pour l’Asie du Sud-Est, elle occupe une place centrale dans les calculs géopolitiques de New Delhi. Les relations entre l’Inde et la Chine ont atteint un point bas après que des affrontements ont éclaté le long de leur frontière commune en 2020. De même, les tensions se sont exacerbées entre Beijing et certains États d’Asie du Sud-Est, en particulier les Philippines, dans la mer de Chine méridionale. Un impératif stratégique commun visant à « équilibrer » la Chine semble avoir rapproché l’Inde et les Philippines, ainsi que l’Indonésie et le Vietnam. La montée de l’Inde en tant que puissance mondiale et son rôle de promoteur d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert », notamment en garantissant la liberté de navigation et en promouvant le règlement pacifique des différends maritimes, contribuent également à renforcer ces relations.
En outre, l’Inde est en train de devenir un important fournisseur de « biens publics » en Asie du Sud-Est. Par exemple, elle soutient le développement des infrastructures comme alternative à l'initiative chinoise « La Ceinture et la Route » ; elle renforce la « conscience du domaine maritime », c’est-à-dire la conscience des implications sécuritaires, économiques et environnementales associées à la sphère maritime ; et elle promeut les initiatives de commerce numérique, la cybersécurité et une « économie bleue » (tirer parti des océans pour favoriser le développement économique). L’extension récente de l’infrastructure publique numérique de l’Inde – l’interface de paiement unifiée – à Singapour est une autre illustration de ces partenariats croissants.
Outre le « jeu d’équilibre » et le « jeu des biens publics », l’Inde et les États d’Asie du Sud-Est s’associent également dans le « jeu de l’élaboration des règles ». Il s’agit de collaborer à la création de règles transnationales pour régir les nouveaux espaces de l’intelligence artificielle, de l’économie numérique et ainsi de suite, pour lesquels les progrès technologiques dépassent les cadres réglementaires. De telles initiatives d’élaboration de règles offrent un potentiel de coopération non seulement entre l’Inde et les partenaires d’Asie du Sud-Est, mais aussi avec le Canada.
Les acteurs d’Asie du Sud-Est se méfient de la frontière mince entre « équilibre » et « militarisation »
Bien que les États d’Asie du Sud-Est soient généralement réticents à choisir un camp dans les rivalités entre grandes puissances qui se jouent dans la région, les actions d’affirmation de la Chine dans leur arrière-cour ont poussé certains de ces États à se rapprocher de puissances montantes comme l’Inde, afin de se prémunir contre les insécurités découlant de l’intensification de la concurrence entre les États-Unis et la Chine. L’insécurité régionale a également été aggravée par des incertitudes telles que le rôle futur des États-Unis – le garant traditionnel de la sécurité de la région – en particulier dans l’éventualité d’une deuxième présidence Trump. Toutefois, si les Philippines, l’Indonésie et le Vietnam considèrent l’Inde comme un partenaire stratégique précieux, d’autres acteurs étatiques ne sont pas à l’aise avec un tel « équilibrage ».
En outre, la ligne est mince entre dissuader ou « équilibrer » la Chine, d’une part, et « militariser » la région avec un soutien extérieur (c’est-à-dire de la part de l’Inde), d’autre part. Aucun État d’Asie du Sud-Est ne souhaite franchir cette ligne. L’une des raisons est la prédominance économique de la Chine dans la région ; une autre est la crainte profonde qu’en cas d’escalade du conflit, ce qui pourrait être une « guerre froide » pour les acteurs extérieurs deviendrait en fait une « guerre chaude » dans la région. De même, certains en Asie du Sud-Est considèrent que les exercices militaires conjoints du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité entre l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis (communément appelé le Quad) ne sont pas les bienvenus, car ils font partie d’une initiative « minilatérale » qui est entièrement extérieure à l’Asie du Sud-Est.
En effet, le nombre croissant d’initiatives « minilatérales » et bilatérales en matière de défense et de sécurité maritime dans la région a également suscité des craintes quant à l’affaiblissement du rôle central de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) en tant que plateforme clé pour relever les défis régionaux. Malgré ces craintes, l’Inde a amplifié ses efforts bilatéraux et minilatéraux, tout en intensifiant son partenariat stratégique global avec l’ANASE. En 2023, les deux parties ont conclu les tout premiers exercices maritimes ANASE-Inde.
Une relation parsemée d’embûches
Bien qu’elle ait renforcé ses liens stratégiques et de défense avec l’Asie du Sud-Est depuis 2014, New Delhi n’est pas parvenue à tirer parti efficacement de ses liens historiques et culturels avec la région. En fait, certains observateurs affirment que la politique indienne de Look East (« Regarder vers l’Est ») n’est depuis longtemps qu’une politique de Glance East (« Coup d’oeil vers l’Est »). Selon l’enquête menée par l’Institut ISEAS-Yusof Ishak en 2023 et 2024, l’influence économique, politique et stratégique de l’Inde dans la région est inférieure à celle d’acteurs plus établis tels que la Chine et les États-Unis, mais aussi à celle de l’Union européenne et du Japon. En outre, seulement 24 % des personnes interrogées dans les pays de l’ANASE en 2024 estiment que l’on peut faire confiance à l’Inde pour « faire ce qu’il faut » en ce qui concerne la paix et la sécurité dans le monde.
En outre, New Delhi n’est toujours pas considérée comme un leader mondial en matière de développement économique ; Beijing reste le premier partenaire commercial et de développement de la région. L’image de New Delhi souffre également des politiques prétendument protectionnistes du pays et de sa réputation de partenaire de négociation difficile. Par exemple, après des négociations difficiles pour l’accord de Partenariat économique régional global (RCEP) avec l’ANASE, New Delhi s’est finalement retiré du partenariat en 2019. Pour l’Inde, le dilemme est de savoir comment parvenir à une intégration économique plus étroite avec l’Asie du Sud-Est sans impliquer la Chine. L’Inde se serait retirée du RCEP en raison de conflits frontaliers non résolus avec Beijing et de la crainte que les marchandises chinoises n’inondent le marché indien via l’Asie du Sud-Est.
Par ailleurs, dans des secteurs stratégiquement critiques, tels que la fabrication de semi-conducteurs, l’Inde est en concurrence avec la Malaisie, Singapour et le Vietnam, qui ont adopté des mesures pour augmenter leur production en concurrence directe avec l’Inde. Enfin, la montée et l’intensification de la rhétorique anti-musulmane en Inde pourraient devenir une source d’irritation, étant donné que près de la moitié de la population de l’Asie du Sud-Est est musulmane et que les questions identitaires occupent une place centrale dans la politique intérieure de plusieurs pays. En effet, si l’objectif stratégique principal de New Delhi est de parvenir à une Asie multipolaire, il sera crucial que l’Inde surmonte ces problèmes de réputation et de capacité.
Enseignements et opportunités pour le Canada
Compte tenu de la convergence des valeurs et des intérêts du Canada, de l’Inde et des États de l’Asie du Sud-Est dans la poursuite d’un Indo-Pacifique libre, ouvert et prospère et dans la promotion d'un ordre international fondé sur des règles, il est impératif de redoubler d’efforts pour intensifier la coopération. Toutefois, les problèmes de réputation et de capacité évoqués plus haut empêchent l’Inde d’approfondir ses relations avec l’Asie du Sud-Est. Le Canada se heurte à des difficultés similaires lorsqu’il s’agit de resserrer ses liens avec la région, même si l’Inde et l’ANASE ont été identifiées comme des domaines prioritaires pour Ottawa dans sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique 2022 (SIP).
Dans le cadre des efforts déployés par le Canada pour approfondir son engagement dans la région indo-pacifique, la caractérisation de la Chine en tant que « puissance perturbatrice » dans sa SIP reste un problème majeur. Malgré les craintes suscitées par l’agressivité croissante de Beijing, les États d’Asie du Sud-Est considèrent toujours la Chine à la fois comme un défi et comme une opportunité. Le lexique de l’« équilibre » avec la Chine n’est donc pas forcément utile pour les puissances extérieures comme le Canada, car il prive les acteurs régionaux de leur pouvoir d’action. Jouer le jeu de l’équilibre peut être difficile pour le Canada, mais Ottawa peut travailler avec des partenaires comme l’Inde pour fournir des biens publics qui profitent aux acteurs transfrontaliers de la région, tels que des données satellitaires pour la connaissance du domaine maritime et des outils pour l’adaptation au climat. Enfin, le Canada peut collaborer avec ses partenaires pour mener des initiatives d’élaboration de règles en faveur d’un développement pacifique et durable. Ottawa a tout à gagner à dynamiser ses relations de longue date avec l’Inde, qui est de plus en plus considérée comme un pont vers l’Indo-Pacifique, afin de poursuivre les objectifs communs d’un Indo-Pacifique libre et ouvert et d’un ordre international fondé sur des règles.